Comment Dickens a sauvé un de ses manuscrits après un déraillement

Humains d’abord, livres après

9 juin 1865, 15h30, dans le comté du Kent. Un train file depuis Folkestone jusqu’à Londres. A son bord se trouve l’écrivain Charles Dickens dont on ne présente plus les principales œuvres que sont Oliver Twist, Les Aventures de Monsieur Pickwick ou encore David Copperfield. Accompagné d’Ellen Ternan, une actrice avec laquelle il entretient une relation qui a fait voler son mariage en éclats quelques années plus tôt, et la mère de celle-ci, il rentre de ses vacances en France quand un accident survient. Si l’histoire ne dit pas si Charles aimait autant le train que Blaise Cendrars, Antoine de Saint-Exupéry ou Agatha Christie, il est certain que cette expérience d’un autre âge va le marquer à vie.

Les faits se déroulent à proximité de la ville de Staplehurst à l’endroit où la ligne de chemin de fer traverse un viaduc. Le pont fait l’objet de travaux de réparation mais, d’après les informations de l’époque relayées par les différentes sociétés consacrées à la mémoire de Charles Dickens, les équipes d'ouvriers ont oublié de le signaler aux trains venant dans le sens qui nous concerne. Un espace vide de 42 pieds de long se situe donc au milieu de la voie. L’équipage du train comprend ce qu’il se passe à la dernière minute mais il est trop tard pour agir.

Grâce à la vitesse de l’attelage, la locomotive et une partie des voitures de l’avant passent miraculeusement par-dessus le trou. Les voitures du centre et de l’arrière tombent quant à elles dans le lit de la rivière qui sinue sous le viaduc. Toutes les voitures de première classe sauf une, celle où se trouve l’écrivain et ses compagnes de route, subissent ce sinistre destin. Mais si le wagon dans lequel voyage le groupe n’a pas basculé, il est tout de même suspendu au-dessus du vide.

Charles Dickens aide les deux femmes à s’extirper hors de la voiture. Ellen n’a subi que des blessures légères tandis que sa mère est indemne, comme l’auteur des Grandes Espérances. Celui-ci ne s’arrête pas en si bon chemin. Toujours selon les témoignages de l’époque, il aide les autres passagers à se sortir de ce piège mortel. Il aurait aussi récupéré une flasque d’alcool ainsi que son chapeau haut-de-forme. Il aurait ensuite rempli celui-ci d’eau pour en distribuer aux nombreux blessés, ainsi que quelques gorgées de cognac à ceux qui en avaient le plus besoin. Si cela peut surprendre aujourd’hui, c’est, à l’époque, l’un des premiers gestes que l’on exécute dans ce genre de situation.

Durant trois longues heures, celui qui n’a eu de cesse d'écrire et de se battre pour la défense des plus faibles s’occupe de ceux qui n’ont pas eu autant de chance que lui, qu’Ellen et que sa mère. Ce n’est finalement que lorsque les secours arrivent sur place et qu’ils commencent à procéder à l’évacuation des quarante blessés et des dix morts que Charles Dickens se souvient qu’il a oublié quelque chose dans le train. Il retourne donc dans le wagon suspendu à l’oblique au-dessus du vide et récupère un paquet de feuilles dans une des poches de son manteau. Il s’agit du dernier épisode de L’Ami commun (Our Mutual Friend, en anglais). A l’époque, de nombreux romans sont en effet publiés sous la forme de séries, le plus souvent par des journaux, des revues ou des maisons d’édition.

Si Charles Dickens a assuré à ses amis qu’il n’avait subi aucune blessure physique grâce à une formule passée à la postérité (“no personal injury whatsoever”), il a aussi assuré avoir été profondément marqué par cet accident. Bien plus étonnant, il a raconté dans une lettre à Pauline Viardot, une cantatrice et compositrice française, que sa montre avait été plus physiquement sensible que lui au déraillement de ce train. D’après lui, elle aurait marqué un retard de plusieurs minutes durant les semaines qui ont suivi le drame. Une vision des choses que la chercheuse Catherine Water, de la School of English de l’Université du Kent, analyse comme étant particulièrement “dickensienne”. Après tout, il n’est pas surprenant que cet immense auteur ait porté le même regard singulier sur cette épreuve de vie que celui qu’il posait sur la société anglaise. Être écrivain n’est pas un métier, c’est un état d’esprit qui se décline dans toutes les situations, tous les instants, toutes les difficultés.

Mais ce que nous rappelle surtout cette histoire, c’est que depuis le XIXe siècle, l’industrie ferroviaire a profondément évolué, tant en matière de sécurité que de prévention et de signalisation. Car si les déraillements de trains de passagers existent toujours, ils sont devenus rarissimes. En tant que passionnés des voyages sur rail, nous voulons évidemment tous que cela continue ainsi. Ce qui, bien logiquement, passe par un train toujours plus intelligent, connecté, sécurisé et, donc, mieux soutenu par les pouvoirs publics. Et puis, de nos jours, rares sont les écrivains qui conservent le seul exemplaire de leur manuscrit sur eux lorsqu’ils voyagent. Après tout, comme le rail, la littérature n’a pas manqué de se moderniser grâce aux technologies numériques et ce n’est pas pour nous déplaire.

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