Saison 10 - Le train de nuit

Épisode 1 - Grandeur et décadence (temporaire) du train de nuit

Elle en a vu passer des technologies cette rubrique… Des réalisables mais sans intérêt comme la voiture volante. Des complètement lunaires comme le train à très très Grande Vitesse circulant dans des tubes transparents. Des discutables comme le train à hydrogène, des surprenantes comme l’avion électrique, des tentantes comme le train au biogaz et des désobligeantes comme l’avion fonctionnant aux carburants durables. Mais à l’exception peut-être de la voiture électrique et de la voiture autonome, elles relèvent toutes d’une frange marginale de l’industrie des transports. Voire, dans certains cas, du fantasme le plus complet.

Pourtant, durant cette dernière saison, nous allons vous parler d’une technologie ancienne, très ancienne même. Et qui — même si elle ne fait fantasmer ni les techno-papes de la Silicon Valley ni les greenwashers compulsifs de l’ancien monde — pourrait à nouveau révolutionner l’industrie des transports. Il s’agit… roulement de tambour... du… second roulement de tambour... train de nuit. Oui, bon, vous aviez deviné puisque c’était dans le titre de l’article et dans le coming soon de la semaine dernière. Mais désolé, nous aimons ménager nos effets.

Bien évidemment si vous êtes là, en train de lire cet article, c’est que vous aimez les trains de nuit et que vous vous intéressez à eux. Vous savez donc déjà que, dans un monde qui cherche à décarboner tous les secteurs, ils représentent une très sérieuse alternative aux avions courts et moyens courriers. À condition de permettre leur redéveloppement dans les pays qui, comme la France, les ont progressivement fait disparaître de leur rail. Ce que vous savez peut-être moins, c’est que les trains de nuit ont déjà représenté une révolution des transports. Presque aussi vieux que le chemin de fer lui-même, ils ont remplacé un autre type de transport de nuit : les diligences. Il faut dire que celles-ci avaient de nombreux défauts. Elles devaient changer de chevaux régulièrement, elles étaient tributaires de l’état des routes parfois franchement catastrophique à l’époque et de la météo qui pouvait faire empirer les choses. Et puis, il y avait les brigands, les voleurs, les aubergistes-escrocs et les accidents. Mais surtout, comme l’explique Clive Lamming, historien du ferroviaire, sur son blog, il fallait une vingtaine de jours pour rallier Marseille depuis Paris en diligence. Les trains de nuit, eux, mettaient une vingtaine d’heures.

Pareil pour les autres destinations qui sont atteignables depuis Paris dès la première moitié du XIXe siècle : la durée est brutalement divisée. Bruxelles, par exemple, ne se trouve plus qu’à une douzaine d’heures et le monde s’en trouve changé. Certes, ces durées sont trop longues pour être réalisées en train de jour (à l’époque déjà, il n’y a que vingt-quatre heures dans une journée) mais elles peuvent être réalisées d’une traite. Dans une temporalité qui permet de se rendre à un rendez-vous d’affaire du jour pour le lendemain. Et en réduisant drastiquement les risques d’accidents, d’attaques et de vols, sans les faire totalement disparaître. Le célèbre écrivain-voyageur Blaise Cendrars parlait même des “spécialistes des express internationaux” qui sévissaient dans les tortillards transfrontaliers.

Ce gain de temps et de sécurité suffit d’abord à pallier le terrible manque de confort des premiers trains de nuit. Certains tentent d’installer des lits, amovibles ou pas. D’autres conçoivent des harnais de soutien pour dormir assis durant les trajets nocturnes. Puis, comme nous vous l’avons déjà raconté dans cette newsletter, George Pullman révolutionne le confort à bord des trains de nuit et lui donne ses lettres de noblesse. Georges Nagelmackers importe le concept en Europe et en augmente le niveau d’intimité, un peu comme compte le faire Midnight Trains à une autre échelle. Enfin, il le rend plus prestigieux encore grâce à sa Compagnie des Wagons-Lits et, sommet des sommets, le voyage inaugural de l’Orient-Express en 1883. En plus de réussir à traverser les frontières à une époque où l’Europe n’est pas vraiment une union, ce train de légende crée une imagerie luxueuse qui occulte la réalité des trains de nuit. En dehors des ultra-riches, la plupart des gens voyagent toujours dans des conditions variables et, parfois, assez créatives. Elles vont des lits-salon (des compartiments de sièges que l’on déplie dans la longueur) aux filets à bagages en passant par le squattage de fauteuils pour s’allonger. En France, les choses se normalisent lorsque le voyage ferroviaire de nuit explose avec l’arrivée des congés payés en 1936. Après la Seconde Guerre mondiale, les trains de nuit desservent plus de 500 gares de l’hexagone et constituent le pivot du tourisme domestique de masse. À l’époque, on ne se demande pas si la planète a des limites mais on a des congés, un pouvoir d’achat en hausse, des automobiles encore peu nombreuses pour des autoroutes mal développées.

Mais l’équation s’inverse en quelques dizaines d’années, pour des raisons aussi nombreuses que variées. En voici une liste non exhaustive. Les humains continuent de ne pas s’intéresser à l’avenir de la planète. L’automobile personnelle se démocratise. La Grande Vitesse arrive et supprime partiellement l'intérêt d’un voyage de nuit. Les routes et autoroutes gagnent en qualité et en densité. Le service militaire est supprimé (alors que les conscrits représentaient une part importante de la clientèle des trains de nuit) par Jacques Chirac. Les compagnies aériennes low-cost explosent, suivies par l’apparition en deux temps des bus de nuit longue distance. Les parts de notre moyen de transport préféré s'effondrent, les gouvernants coupent les budgets. Le nombre d’arrêts desservis fond comme neige au soleil. Enfin, on raccourcit un peu, la pandémie de Covid-19 porte le coup de grâce au train de nuit. Il n’en reste en 2019 que deux dans tout le pays. Sauf qu’au sortir de la plus grande paralysie mondiale de l’histoire, on ne se moque plus (enfin certains d’entre nous) de voyager de manière durable et confortable. Plutôt que de tenter de faire fonctionner des avions à la poudre de perlimpinpin ou à l’huile de friteuse, certains proposent de ressortir les bons vieux trains de nuit. Malin, non ?

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