La Magistrale Baïkal-Amour, la ligne russe made-in Goulag

L’autre Transsibérien

Le sol n’a pas dégelé depuis des mois et vos coups de pioche peinent à l’entamer. Chaque fois que vous levez votre outil au-dessus de votre tête, vos forces s’amenuisent un peu plus. Il vous semble que vous pourriez défaillir à tout moment. Vous ne sentez plus vos doigts ni vos orteils et le vent glacial s’infiltre sous votre tenue de bagnard. C’est parce que vous êtes un prisonnier du Goulag que le régime soviétique a sorti de son trou pour lui faire construire un tronçon de la Magistrale Baïkal-Amour. Une ligne de train qui court de la ville de Taïchet jusqu’au détroit de Tatarie (ou de Tartarie), dans l'Extrême-Orient russe.

Nous sommes au début des années 1930 et le gouvernement soviétique ordonne la construction de cette gigantesque ligne pour doubler une partie de l’itinéraire du Transsibérien. Celui-ci est jugé trop proche de la frontière chinoise et du Japon par les responsables de l’URSS. Celle qu’on appellera la BAM sera donc construite plus au Nord afin de sécuriser la connexion entre l’Est et l’Ouest du pays. Sans cela, une invasion serait capable de d’isoler complètement certaines villes du reste de la zone contrôlée par Moscou et de réduire ce qui constitue l’accès de l’URSS à l’océan Pacifique à l’époque.

Mais un tel chantier demande d’immenses ressources logistiques, financières et humaines, largement supérieures à ce qu’imaginent les dirigeants communistes. Et largement supérieures à ce qu’ils ont à disposition pour réaliser ce projet titanesque. On estime notamment que la construction de cette ligne nécessiterait plus de 10 000 terrassiers et près de 2 500 foreurs. Une main d’œuvre qui n’est tout simplement pas disponible. Du moins pas de son plein gré. Ce sont donc les prisonniers du Goulag, le tristement célèbre système pénitentiaire soviétique, qui sont mis à contribution. Les chiffres ont évolué au fil des décennies mais au moins 30 000 d’entre eux auraient été mobilisés dès 1933.

Vous l’aurez compris, les conditions de travail des pensionnaires du Goulag n’avaient rien d’enviable. Durant la période hivernale, le froid se révèle être un ennemi d’autant plus mortel que les prisonniers dorment souvent sans véritables abris, surtout dans les premières années du chantier. Quant à leur ration alimentaire, elle se serait limitée à environ 400 grammes de pain par jour. Ce qui ne fait pas lourd pour affronter les rudesses d’un climat atteignant parfois les -50°c.

Nombre d’entre eux meurent à la tâche, de froid, d’épuisement, peut-être même de désespoir tant cette entreprise semble sans fin. De nouveaux prisonniers sont envoyés à leur place pour bâtir cette ligne qui, en plus de ses enjeux sécuritaires, doit désenclaver un peu plus les territoires de l’extrême-orient et faciliter le transport des ressources dont ils regorgent. D’après le journal économique russe Vedomosti, plus de 40 000 hommes seraient morts dans les travaux de construction de la Magistrale Baïkal-Amour.

Cet immense sacrifice humain n’a toutefois pas suffi à mener ce chantier à bien dans les quelques années imparties par les dirigeants de l’URSS. Tandis que les milliards s’évaporent, les années passent. Tant et si bien que le projet est mis en pause après l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, avant de redémarrer au ralenti après la fin du conflit. Puis, c’est la mort de Joseph Staline en 1953 qui le fait tomber dans l’oubli. Il faudra ensuite la détermination de Léonid Brejnev en 1974 pour que la BAM revienne à la vie. Mais plutôt que des prisonniers, celui-ci fait appelle au komsomol, l’organisation des jeunesses communistes.

Une propagande et des salaires attractifs (pour le lieu et l’époque) se chargent d’attirer des jeunes de toute l’URSS. Ils sont si nombreux, garçons et filles, que de petites villes poussent le long de la construction de la ligne et que de nombreux couples se forment. Certains artistes y sont même envoyés en tournée pour distraire les ouvriers de la BAM. Mais là encore, le chantier de cette ligne, qui mesure aujourd’hui plus de 4 000 kilomètres, représente un défi colossal doublé d’un gouffre financier. Le chantier continue pourtant à avancer et de nouvelles sections sont mises en exploitation à intervalles irréguliers. La mort de Brejnev en 1982, puis l’effondrement de l’URSS, lui mettent toutefois de nouveaux coups de ralentisseurs. Les travaux se poursuivent au début des années 2000 et permettent notamment la finalisation du tunnel de Severomorsk, long d’un peu plus de 15 kilomètres, en 2003.

Le plus étonnant dans l’histoire de la Magistrale Baïkal-Amour, qui tient son nom de ceux d’un célèbre lac et d’un fameux fleuve russes, c’est que sa relation avec les prisonniers a récemment repris. Au mois de juin 2021, la très officielle agence de presse russe Ria Novosti a annoncé la signature d’un “accord d'intention” entre les services pénitentiaires et une société de construction “pour utiliser la main d'œuvre des condamnés et créer un site qui fonctionne comme un centre correctionnel”. En d’autres mots, des prisonniers vont être envoyés en Sibérie pour moderniser la Magistrale Baïkal-Amour grâce, notamment, à une nouvelle branche. Vous l’aurez compris, même si la Fédération de Russie n’est pas l’URSS, la glaçante entrée en matière de cet article n’est pas si loin d’être d’actualité. Après tout, dans le rail comme ailleurs, l’avenir est un long passé.

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