Pour faire passer des trains dans des endroits hostiles, les êtres humains ont relevé des défis techniques hors du commun bien que parfois contestables d’un point de vue écologique. C’est le cas en Chine où ils ont percé les gigantesques montagnes de l’Himalaya et ont vaincu les neiges du cercle arctique. Grâce au talent d’ingénieurs comme Gustave Eiffel, ils ont bâti de gigantesques ponts au-dessus des vallées ou des eaux tumultueuses des fleuves et des torrents. Dans certains cas, ils ont même remplacé les matériaux des sous-sols pour faire passer des lignes à grande vitesse comme au royaume du Maroc. Mais dans cet affrontement qui les a opposé à la nature, souvent au détriment de cette dernière, les ouvriers des chemins fer ont rarement eu l’occasion d’aller tout droit. Sauf en Australie où se trouve ce qui est considéré comme la plus longue ligne droite ferroviaire du monde. C’est d’elle et de ses 478 kilomètres de rails parfaitement rectilignes que nous allons parler aujourd’hui. Évidemment, pour qu’un tel tracé soit possible, il faut un endroit hors du commun : la plaine de Nullarbor.
Petite mise en situation pour que vous visualisiez un peu les lieux. Vous êtes dans le Sud-Est de l’Australie, sur un plateau calcaire tellement plat que vous voyez à des kilomètres à la ronde. Autour de vous, il n’y a rien, à l’exception d’environ 200 000 kilomètres carrés d’une végétation qualifiée de steppes à buisson. Malgré le nom des lieux, qui signifie “sans arbre”, vous apercevez parfois quelques bosquets au loin. Il faut dire que le très faible niveau de pluie et le soleil écrasant ne sont pas le climat idéal pour développer de larges futaies. Si vous n’êtes pas fans des grands espaces, il est possible que les lieux vous apparaissent hostiles, voire qu’ils vous angoissent. C’est en tout cas ce qu’aurait ressenti Edward John Eyre, le premier Européen à les avoir traversé de part en part, qui les a décrits comme une hideuse anomalie. En ce qui nous concerne, on trouve que ces lieux sont empreints de la splendeur typique des déserts. Mais on vous laissera juger par vous-même si vous prenez un jour le train qui la traverse.
Et pour cause, il existe bien une ligne de train traversant Nullarbor. Commencée en 1912 et achevée en 1917, elle a pour but initial de relier Port Augusta, en Australie-Méridionale, à Kalgoorlie, en Australie occidentale, grâce à 1 693 kilomètres de rail. En plus de raccourcir grandement le temps de trajet entre ces deux zones et de faciliter la livraison du courrier et des marchandises, cette ligne alors appelée la Trans-Australian Railway a aussi une importance politique. Elle permet d’unifier les jeunes colonies et de créer un sentiment d’unité entre les habitants du gigantesque territoire australien. Comme lorsque les Américains et les Canadiens ont construit des lignes pour aller de l’Est à l’Ouest de leurs territoires, une équipe est partie de chaque côté pour se rejoindre au milieu.
Mais ne croyez pas que construire des centaines de kilomètres de rail tout droit sur un terrain parfaitement plat soit nécessairement facile. Bien sûr, les ouvriers n’ont pas eu besoin de creuser les Montagnes Rocheuses, mais l’immense ligne droite de Nullarbor souffrait de problèmes de tassement dans les sables : les rails s’enfonçaient. Ainsi, alors qu’ils devaient avoir envie d’accélérer pour profiter de la rectitude de l’itinéraire, les conducteurs devaient en fait passer à vitesse réduite pour limiter les risques. Les choses se sont toutefois grandement améliorées en 1969 quand la ligne a été modernisée et étendue de Port Augusta à Sydney et de Kalgoorlie à Perth. Ce qui a transformé le Trans-Australian Railway en Indian-Pacific Railway.
Cette ligne (droite) existe toujours aujourd’hui et permet désormais de découvrir le désert australien bien calé dans un train confortable. Les plus chanceux, ou les plus observateurs, pourront même apercevoir des kangourous, des wombats ou des émeus, ces gigantesques oiseaux capables de courir à une vitesse de 55 kilomètres/heure. Peut-être même que vous verrez passer au loin l’un des troupeaux de dromadaires qui prolifèrent en Australie depuis leur introduction par les Européens au XIXe siècle. Mais si vous descendez du train à l’occasion d’un arrêt et que vous vous éloignez un peu de la ligne, vous découvrirez que les plus grands trésors du coin sont minéraux. En plus d’être connue des archéologues pour les incroyables fossiles que cachent ses grottes, la plaine de Nullarbor serait aussi un lieu où les météorites qui tombent sont les mieux conservées, grâce aux conditions climatiques.
Les trains de la ligne Indian-Pacific ne sont toutefois pas les seuls à traverser le coin. Sur l’immense autoroute qui se déroule aussi dans la zone, et qui compte également l’une des plus grandes lignes droites routières du monde, on trouve en effet des “Road Trains”. Il s’agit en réalité de gigantesques camions qui, avec leurs nombreuses remorques, mesurent entre 20 et 30 mètres de long. Certains dépassent même 40 à 50 mètres. De véritables béhémoths que leurs couleurs souvent flashy ne rendent pas moins polluants ni moins dangereux. Surtout si, entre deux arrêts dans une station-service faisant aussi office de café-restaurant-motel-camping, le conducteur s’endort au volant, bercé par la rectitude de l’itinéraire et la monotonie du paysage. Sur le rail, par contre, rien n’est plus conseillé que de se laisser aller à la rêverie ou au sommeil. Car une ligne de chemin de fer, droite ou pas, est encore le meilleur moyen de rendre agréable un territoire hostile.