Entente cordiale. Derrière ces deux mots poliment adossés, il y a cette riche idée que le Royaume-Uni et la France ont davantage à gagner, en agissant ensemble plutôt que l’un contre l’autre. Il aura fallu des siècles d’opposition stérile entre ces deux nations, avant qu’un esprit inspiré n’invente ce concept diplomatique dans le but de faire enterrer la hache de guéguerre tant aux Français qu’aux Britanniques, non sans y loger une pointe d’ironie narquoise dans sa dénomination.
Disons-le franchement, la réussite de cette entreprise est inégale. La France et le Royaume-Uni ressemblent à un vieux couple qui, malgré tout, ne se sépare jamais. Ses querelles sont aussi irrémédiables que ses réconciliations, et s’ils font toujours chambre à part, les deux amants ont tout de même fini par se passer la bague au rail, il y a trente ans de ça. C’était le 6 mai 1994, lors de l’inauguration du Tunnel sous la Manche. Rien de moins que l’aboutissement d’un des chantiers les plus ambitieux du XXe siècle.
Ce jour-là, le Royaume-Uni et la France ont rendez-vous à mi-chemin entre Londres et Paris, précisément à Coquelles, non loin de Calais, où un terminal ferroviaire flambant neuf attend les convives. C’est en même temps que deux trains y font leur entrée : à bord de l’un, la reine Elizabeth II accompagnée du prince Philip et de pas moins de 600 invités pour toute cour mobile ; dans l’autre, si le phénomène de cour est moins assumé, celle-ci tournoie bel et bien autour du président français d’alors, François Mitterrand, et de la première dame.
Retrouvailles de vieux couple oblige, l’Entente cordiale rayonne de son sourire le plus mutin. C’est le président français qui le premier, prend la parole, et lâche tranquillement : “il y a un moins d’un mois, nous avons commémoré le 90e anniversaire de l’Entente cordiale, puisqu’elle s’appelle ainsi, elle qui est en effet cordiale, enfin presque toujours”. La reine, en français dans le texte, s’il vous plaît, fait autrement dans l’élégance. “La conjugaison de l’élan français et du pragmatisme britannique a fait merveille. Le tunnel proclame cette vérité simple : continuons aujourd’hui à faire cause commune pour le bénéfice de l’humanité toute entière”.
Si Elizabeth II laisse l’art des piques à son homologue, c’est que rien ne saurait la détourner de ce jour historique. Et il y a de quoi ! On voit enfin le bout de ce tunnel, après que l’idée germa pour la première fois...en 1750. Deux siècles et demi plus tôt, Nicolas Desmarest, géographe de son état, avait en effet rêvé que la France et l’Angleterre puissent être reliées par une digue, un pont ou un tunnel.
Si visionnaire qu’il fut, l’histoire prit son temps avant de l’exaucer. En 1833, c’est un ingénieur, Aimé Thomé de Gamond, qui prend son relais et pousse la réflexion plus loin. Convaincu de la pertinence de l’idée d’un tunnel sous la mer, il va jusqu’à plonger en apnée pour se faire une idée concrète de ce que les fonds marins peuvent rendre possible. A force de travail, l’homme finit par convaincre son (beau) monde : la reine Victoria et l’empereur Napoléon III donnent le feu vert à la construction du tunnel en 1867. Mais voilà, trois ans plus tard, la Guerre franco-prussienne met un terme au projet, et ce, durablement.
Les décennies passent et ce n’est qu’au début des années 1980 pour que Français et Britanniques décident de refaire de la liaison physique entre leurs pays, une priorité. Un appel à projets est lancé en 1985 et quatre projets sont présentés : Europont, un pont pharaonique de 37 km dont ce sont surtout les visuels qui vendent du rêve ; Euroroutes, un mix de ponts et tunnels reposant sur la création d’îles artificielles qui a le soutien du président français ; Transmanche Express, projet bancal reposant sur plusieurs tunnels pondu à la va-vite par British Ferries, une compagnie maritime hostile au projet de tunnel sous la Manche ; et enfin, notre cher Eurotunnel qui va très vite s’assurer le soutien des experts et ingénieurs.
C’est bien ce dernier qui va l’emporter. Au programme : un tracé de 50,5km parcourus par trois tubes (un pour aller de la France vers l’Angleterre, un autre pour le sens inverse, et un dernier de service). Le succès du chantier, qui va durer plus de huit ans, repose sur l’expertise d’un consortium de cinq entreprises anglaises et cinq entreprises françaises. Du moins, c’est ainsi que les choses sont prévues sur le papier.
En réalité, l’incompréhension culturelle entre les deux pays va aboutir à une stratégie improbable : on décide tout bonnement que chacun va creuser le tunnel de son côté, pour se retrouver à mi-chemin. Histoire de bien piétiner tout team spirit potentiel, les ouvriers anglais sont vêtus d’un uniforme orange, quand les employés français sont eux parés de beige. Une fois n’est pas coutume, entente cordiale n’est pas alliance à tout prix, qu’on vous dit !
Les travaux commencent en 1986 et parce que sinon, ça ne serait pas marrant, les deux équipes avancent évidemment à des rythmes différents, les Anglais prenant de l’avance sur les Français. Envers et contre tout, c’est le 1er décembre 1990 que le Français Philippe Cozette et le Britannique Graham Fagg donneront le dernier coup de pioche (chacun de leur côté, hein) avant que la jonction ne soit faite !
Plus de 15.000 personnes auront été engagées pour réaliser ce vieux rêve et au moment où la première rame s’élance, quelques années plus tard, on veillera à ménager toutes les susceptibilités. Si le premier train ira de la France vers le Royaume-Uni, la première voiture à embarquer dans le Shuttle sera pour sa part anglaise, tandis que le cheminot à la manœuvre, Willy Crooks, sera un Français d’origine britannique. Le vieux couple sait maintenir la paix du ménage !