Quand David Bowie meurt en 2016, les hommages saluent unanimement le génie de cette icône éternelle. Sa voix évidemment, son talent inévitablement, son avant-garde toujours, sa beauté aussi : tout y passe pour lui dire adieu de la plus juste des façons. Comme souvent dans ces moments, on tire le rideau sur les périodes les plus obscures de la vie d’un artiste pour se concentrer exclusivement sur sa lumière, cette lumière-même qui donne tout son sens au mot anglais de star.
Alors voilà, cette semaine dans Midnight Weekly, on avait très envie de revenir sur l’une des périodes les plus sombres de la vie du bellâtre britannique. Et brisons tout de suite ce suspens dont on se passera volontiers : il se pourrait bien que le train l’ait aidé à se remettre sur les rails de la vie et du succès.
Au milieu des années 1970, David Bowie ne va pas bien du tout. Sa consommation maladive de cocaïne a achevé de le condamner à être l’ombre de lui-même. Voyez plutôt. L’icône ne se nourrit plus que de poivrons et de lait et les rumeurs les plus effarantes circulent à son endroit. Il vivrait reclus dans une maison fourbie d'antiquités égyptiennes, serait en proie à des hallucinations en voyant des cadavres tomber par la fenêtre, tandis qu’il maintiendrait à certains de ses proches que des sorcières voleraient son sperme. David Bowie est à Los Angeles et plus encore au fond du trou. Parano, dépression et rock’n roll.
C’est pourtant à cette même période que l’artiste va écrire les chansons qui composent un album de transition, Station to Station (De gare en gare). Sans doute parce que lui-même est trop abîmé, il se crée un double qui va être son personnage et son porte-parole dans les morceaux qui façonnent son dixième album : The Thin White Duke (le mince duc blanc), inspiré de son rôle d’extraterrestre qu’il a joué dans le film L’Homme qui venait d’ailleurs.
Et c’est à bord d’un train que commence à chanter ce mince duc blanc : le premier titre de l’album porte lui aussi le nom de Station to Station. C’est un long morceau qui nous laisse un peu soupçonner l’état psychique dans lequel se trouvait alors David Bowie, tant les accords, les paroles, sont intacts de talent. Ces dix minutes de morceau commencent par le son d’un train qui démarre avant que la mélodie ne vienne à son tour prendre son élan aussi posément que méthodiquement, un peu à la façon de quelqu’un qui se relève après un mauvais coup. Pas à pas, le tempo marque son rythme, s’affirme doucement, puis soudain, se fait plus chantant, plus enjoué.
C’est bien la mélodie du phoenix que semble entonner David Bowie dans ce train qui avance. Comme s’il avait, expression supplémentaire de son génie, réussi à coucher sur la partition, les accords pour mettre en musique la métaphore du train de la vie. Ce train pour qui les gares sont des étapes reliées au moyen de chemins de fer parfois tortueux.
Et il faut dire que David Bowie sait de quoi il parle. A l’époque où les couloirs aériens prenaient le dessus sur les voies terre-à-terre du ferroviaire, lui vit à contre-courant avant-gardiste, privilégiant le train autant que possible. Comme en ce mois d’avril 1973 : David Bowie vient alors de conclure la partie japonaise de sa tournée internationale du Ziggy Stardust tour, quand il retrouve son ami d’enfance Geoff MacCormack avec qui ils vont regagner l’Europe, sans le moindre envol.
De Yokohama, les deux comparses prennent en effet le bateau jusqu’à Vladivostok, où les attend le Transsibérien en direction de Moscou. La traversée des steppes lui laissera un souvenir impérissable : “Je n'aurais jamais pu imaginer de telles étendues de terres naturelles et préservées sans le voir moi-même. C'était comme une vision d'un autre âge, d'un autre monde, et cela m'a fait une très forte impression. C'était étrange d'être assis dans un train, qui est le produit de la technologie, une invention humaine, et de voyager à travers des terres si intactes et préservées de l'homme et de ses inventions”.
Au-delà de ces mots, il reste de cette épopée de multiples photos, délicieusement éthérées, qui ont tout d’une campagne de communication rêvée pour promouvoir l’art de vivre sa meilleure vie à bord d’un train de nuit. Et puis aux côtés de ces instantanés, il y a donc ce morceau intemporel, que cette expérience a assurément nourri en inspirations, en sensations auxquelles se raccrocher le moment venu.
S’il dira plus tard qu’il ne se souvient même plus des sessions d’enregistrement de l’album, tant il était au plus mal, nous, on ne pouvait pas l’oublier. Et maintenant que vous savez tout de l’histoire de ce morceau, rendez-vous sur la playlist de Midnight Trains pour l’écouter. Vous verrez, c’est doux comme le début du week-end.