Adrien Aumont — Avant toute chose, il est important de rappeler pourquoi nous nous rapprochons de la sphère politique et institutionnelle : le principal obstacle qui se dresse sur notre route est notre besoin de garanties pour acheter, ou même pour louer, du matériel roulant. C’est-à-dire être capables de démontrer notre capacité à faire face à la charge financière que représente un achat ou une location. Une ROSCO (une société qui achète des trains pour les louer à des entreprises comme la nôtre) demande par exemple une garantie maison-mère — ce qui est impossible à fournir quand on est une start-up — ou des mois de loyers payés d'avance. Il s’agit d’une somme substantielle que les investisseurs ne se pressent guère de sortir de leurs poches. Et pour cause, cet argent n’est pas un investissement en tant que tel. Il est bloqué et progressivement restitué mais il ne travaille pas. Autrement dit, il n’y a aucun retour sur investissement. Nous ne sommes évidemment pas les seuls à être confrontés à ce sujet. D'autres nouveaux entrants, parfois même des opérateurs historiques, le trouvent aussi sur leurs routes. Sauf que les achats de train de ces derniers sont souvent garantis implicitement — parfois même explicitement — par les Etats dont ils sont originaires. C'est d'ailleurs le cas en France. Et on peut évidemment imaginer qu’après le succès d’une première ligne Midnight Trains, nous aurions nous aussi accès à de véritables garanties. Mais en attendant, il nous faut trouver des solutions d’amorçage.
Après ces quelques précisions, soyons bien clairs : nous n’avons pas laissé mourir notre relation avec le ministère français des Transports. Comme des amoureux transis qui couvrent l’être aimé de douceur, de cadeaux et de messages bienveillants, nous avons déployé des trésors de créativité pour maintenir la flamme. Puis, comme des conseillers conjugaux doublés de médecins obstétriciens, nous avons tout tenté pour que cette relation dure assez longtemps pour accoucher d’un beau bébé : pas un petit garçon ou une petite fille mais une belle garantie, assurantielle, bancaire ou de reprise sur le matériel en cas de faillite. Nous ne sommes pas difficiles, nous prenons ce qui vient.
Mais comme nous ne sommes ni des soupirants au cœur brisé ni des disciples d'Hippocrate, nous avons fait ce que font les entrepreneurs. Nous avons tiré toutes les ficelles et sonné toutes les cloches pour décrocher un rendez-vous avec Clément Beaune, le nouveau ministre des Transports. Nous avions bien évidemment été mis en relation avec ses équipes par celles de son prédécesseur, mais nous n’avions jamais eu de réponse. Nous avons donc demandé à l’une de nos connaissances, une de ses amis de parti politique, de nous donner son contact courriel direct. Elle l’a fait et j’ai écrit au ministre en me recommandant d’elle. Aucun retour. Second message. Toujours rien. Qu’importe, cela arrive. C’est ensuite au tour de deux députés de la majorité que nous connaissons, un homme et une femme, de s’adresser au ministère pour nous aider à obtenir un rendez-vous. Pas de réponse. Il nous arrive aux oreilles que le ministre va prendre le dossier en charge mais, dans les faits, nous ne sommes jamais contactés en retour.
Vous l’avez probablement compris au fil des newsletters, nous ne sommes pas du genre à lâcher l’affaire. Nous sommes donc ensuite passés par un ancien secrétaire général de l’Élysée connu pour être un faiseur de rois. Il écrit au ministre et à ses équipes, toujours dans le même but. Silence. Puis, l’ancien patron du Medef, le syndicat des patrons français, fait de même : Rien. Nada. Нет. Faute de mieux, nous nous enfonçons encore plus loin dans les cercles des relations informelles en passant par l’un de ses amis proches. Là encore, rien ne se produit. Nous n’obtenons pas la moindre réponse. Même pas un râteau, même pas une phrase pour nous dire : “Le ministre n’est pas disponible”, “Le ministre ne croit pas à votre projet” ou même “Le ministre s’en fout”.
Nicolas Bargelès — Cette attitude est d’autant plus surprenante qu’elle contraste avec celle d’un autre ministre des Transports. Celui de nos voisins belges. Durant cette grande quête d’un petit date avec Clément Beaune, nous recevons en effet en mars 2023 un mail de son homologue du plat pays : Georges Gilkinet. Celui-ci nous invite à Bruxelles, dans son ministère. Il est particulièrement intéressé par les trains de nuit pour lesquels il vient de faire supprimer les droits de péage lorsqu’ils traversent la Belgique. Pour rappel, en France, ils sont de 8 euros par kilomètre. Certes, c’est un petit pays, qui se traverse vite. Certes, ce n’est pas une garantie pour du matériel roulant. Mais cela témoigne d’une envie de soutenir cette façon de voyager, de l’encourager à se renforcer et à se déployer.
Nous sommes donc reçus par le ministre Gilkinet dans son bureau. C’est un homme abordable, un écologiste convaincu, passionné de trains de nuit. Il nous explique qu’il s’intéresse de près à Midnight Trains, qu’il aime le projet et qu’il aimerait que nous puissions un jour nous déployer sur le territoire belge. Son gouvernement et lui ont d’ailleurs des besoins qui correspondent peu ou prou aux lignes que nous pensons déployer à moyen ou long terme : trois lignes vers l’Allemagne et l’Autriche, et deux autres en direction de l’Europe du Sud. De notre côté, nous sommes très directs. S’ils peuvent nous aider à trouver les garanties dont nous avons besoin, nous sommes prêts à nous délocaliser au pays de Jacques Brel dans l’heure et à travailler sur les lignes dont ils ont besoin. Notre interlocuteur ne peut pas le faire lui-même, il a déjà vidé ses poches pour cette fameuse exemption de droits de péage. Mais il nous a prévu, l’après-midi même, des rendez-vous avec des banques de la place de Bruxelles. Juste comme ça, pour aider. Pour voir s’il y a une solution à trouver quelque part. Bref, France-Belgique : deux salles, deux ambiances. Deux attitudes et deux volontés bien différentes en ce qui concerne l’aide aux nouveaux entrants et la décarbonation des transports.
Romain Payet — Malheureusement, ces rendez-vous ne donnent rien. Ce sont des banques commerciales sans produit de garantie dédié. Comme tant d’autres financiers avant eux, ces banquiers n’aiment pas l’idée de laisser autant d’argent dormir pour garantir nos futurs trains de nuit réinventés. Bref, Midnight Trains ne deviendra pas belge et il nous faut toujours absolument rencontrer le ministre des Transports français. C’est là qu’interviennent les véritables boss de fin de niveau du ferroviaire français : les dirigeants de la SNCF.