La promesse d’un pont d’acier et de béton peut-elle donner naissance à des ponts entre les peuples ? À des lieues du rideau de (chemin de) fer conçu par la Russie en Crimée, c’est probablement l’idée qui traînait sous la chevelure platine de Boris Johnson, Premier ministre du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (puisqu’il s’agit de son véritable nom), quand il a ressuscité le projet dit de l’Irish Sea Bridge en 2018. Aussi appelé Celtic Crossing, ce pont de 32 kilomètres de long, pour l’instant purement imaginaire, relierait l’Irlande du Nord à l’Ecosse grâce, notamment, à une voie ferrée. Tout un symbole donc.
Si son nom et son drapeau - l’Union Jack - ne cessent de rappeler la volonté d’union du gouvernement central de Londres, le Royaume-Uni voit depuis quelques années sa belle entente remuée par pas mal de secousses. La première d’entre elle a bien évidemment été le Brexit qui a profondément divisé le pays. Votée à seulement 51,9% contre 48,1%, cette sortie de l’Union européenne au forceps a réactivé un sentiment nationaliste écossais qui n’était pas enterré bien profondément. Et ce malgré la construction et l’utilisation intensive depuis les années 1990 du Tunnel sous la Manche, seule véritable connexion physique entre le pays de la Reine Elizabeth II et le Vieux Continent.
Face à ce constat, l’idée que l’Irish Sea Bridge puisse unifier physiquement et émotionnellement le royaume fait figure de chimère. Comment imaginer que ce projet d’une difficulté titanesque à réaliser puisse réussir là où un tunnel et des décennies de construction européenne bien réels ont échoué ? La construction d’un pont entre l'Irlande du Nord et l’Ecosse ne date pourtant pas d’hier. Dès les années 1890 – époque à laquelle la foi en un progrès sans limite et l’inexistence des préoccupations écologiques rendent crédibles les projets les plus fous – une telle idée occupe l’esprit des dirigeants britanniques. A l’époque déjà, l’objectif est clair : relier matériellement les deux principales îles du royaume pour resserrer les liens entre les peuples frères qui la composent.
Une idée louable qui n’a jamais semblé aussi loin de prendre réalité. Contrairement à la fin du XIXe siècle, le début des années 2020 ne sourit pas vraiment aux partisans des structures géantes et du bétonnage à tout va, leur préférant les budgets mesurés et la réutilisation de l’existant. L’idée d’un train pouvant remplacer, au moins partiellement, les nombreux bâteaux et avions qui réalisent déjà la liaison entre l’Ecosse et l’Irlande du Nord pourrait donc séduire les partisans d’un transport plus durable. Ce serait pourtant oublier que la construction de ce pont de 32 kilomètres représente un défi technique et écologique hors du commun, doublé d’un coût évalué à au moins 15 milliards de livres sterling, soit environ 17,5 milliards de d’euros.
Deux tracés sont pourtant déjà sur la table. Le premier, plus court et donc moins onéreux, prévoit de relier la très touristique péninsule de Torr Head et le cap écossais de Mull of Kintyre. Le second se ferait entre la ville industrielle de Larne et le village de Portpatrick. Dans un cas comme dans l’autre, l’Irish Sea Bridge passerait au-dessus de la Beaufort’s Dyke, connue pour sa mer tumultueuse et sa profondeur comprise entre 200 et 300 mètres. Dans un tel contexte géologique, les solutions envisageables ne sont pas légion. Celle qui est la plus communément utilisée pour les ponts norvégiens fait toutefois de l'œil à pas mal de décideurs impliqués dans le projet : le pont pourrait flotter sur des orbes marins reliés aux fonds de la fosse par des câbles.
Les forces de la nature ne sont cependant pas le seul obstacle auquel devra faire face l’Irish Sea Bridge s’il veut relier les peuples britanniques par le rail. Il y a aussi les fantômes des deux conflits mondiaux. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’armée britannique a en effet choisi la Beaufort’s Dyke comme principal lieu d’immersion de ses excédents de munitions traditionnelles et chimiques, avant de remettre le couvert dès 1945. En d’autres mots, la zone a été transformée en une gigantesque décharge maritime contenant plus d’un million de tonnes de munitions en tous genres. Un souvenir du passé bien pesant que même Boris Johnson a qualifié de plus grand défi à relever pour mener à bien son projet de pont ferroviaire.
Malgré la beauté de l’initiative et ses possibles débouchés commerciaux, le pont au-dessus de la mer d’Irlande ressemble donc encore à une fata morgana, un mirage de ville qui apparaît parfois aux marins et aux habitants de régions côtières, dont le nom fait référence à la légendaire fée Morgane de la légende arthurienne. Il s’avère en tout cas bien moins réel que la victoire du Parti national écossais aux élections législatives du 6 mai 2021 et la volonté de la Première ministre d’organiser un nouveau référendum sur l’indépendance de l’Ecosse. Heureusement, certains politiciens et experts ont une solution : remplacer le projet de pont par un projet de tunnel. Pas sûr que cela soit plus à même de calmer les dissensions des peuples de Grande-Bretagne, même avec un train à l’intérieur.