Romain Payet — Cette fois, on passe à l’estimation de nos revenus potentiels, c'est-à-dire le chiffre d’affaires que nous pourrions dégager sur chacune des lignes que nous envisageons d’opérer. Nous avons tout d'abord fait une liste de toutes les lignes compatibles avec un trajet en train de nuit en fonction de deux critères correspondant à notre idée de faire descendre les gens des avions : moins de 1500 kilomètres, du moyen-courrier donc, des infrastructures ferroviaires électrifiées déjà existantes et pas de LGV que nous ne pouvons pas traverser en pleine nuit.
Une fois les lignes potentielles définies, nous avons extrait les chiffres du trafic aérien sur ces itinéraires au cours d’années robustes — 2018 et 2019 pour effacer l’effet Covid-19 qui ne devrait plus exister dans les années qui viennent — et nous avons établi un classement. Pour chacune d’elles, nous avons également établi des éléments de saisonnalités. Comme les données sont publiques, nous y avons facilement accès et elles ont le bon goût d’être granulaires. Elles portent sur la circulation des passagers d'un aéroport à un autre, sont établies mois par mois et une distinction est faite entre les départs et les arrivées.
Au-delà de l’établissement de ce classement entre plusieurs lignes, ces différentes données nous permettent de commencer à construire une logique de "hub", de plateforme centrale et commune à plusieurs lignes. Nous sommes en effet convaincus depuis le début que cela nous fera réaliser des économies d'échelle sur les coûts opérationnels et nous donnera la possibilité de générer de la reconnaissance pour la marque et nos réseaux de vente. Ce sont donc des facteurs-clés du futur succès de Midnight Trains.
Bien que ces nouvelles informations soient structurantes pour nous, elles ne nous permettent pas encore d'avoir un ordre d'idée du nombre de passagers prêts à prendre Midnight sur chacune des lignes. Il nous faut donc maintenant estimer une part de marché réalisable du train de nuit, et de Midnight en particulier, sur ces passagers aériens.
Pour y arriver, sans dépenser des fortunes en prévisions de trafic dans une mission auprès d'un cabinet de consulting, nous nous appuyons sur les données des lignes de train encore opérées par un opérateur. Car bien qu’en déclin à ce moment-là, le train de nuit reste un marché bien réel avec des résultats, des données historiques sur des lignes qui ont été opérées dans le passé et des prévisions de trafic d'entités externes et publiques.
L’une de nos premières sources de données publiques venant d’un opérateur seront celles issues de l’activité du Trenhotel espagnol et, surtout, de ses lignes internationales. Lancés en 1991 par la Renfe, ces trains avaient l’ambition, comme leur nom l’indique, d’être de véritables hôtels sur rails, ce qui, vous vous en doutez, nous intéresse au plus haut point. D’autant plus que certains d’entre eux traversent les frontières comme nous prévoyons nous-mêmes de le faire : le Francisco Goya relie Madrid et Paris, le Joan Miró Paris et Barcelone, le Salvador Dalí Barcelone et Milan et le Pau Casals Zurich et Barcelone. Nous nous penchons également sur les données de Thello, dont les trains de nuit entre Paris, Milan et Venise circulaient encore à l’époque officiellement bien que l’activité ait été arrêtée à cause de la pandémie de Covid-19, et, enfin, sur toutes les lignes internationales empruntées par les OBB nightjet autrichiens.
Pour chacune de ces sources, nous arrivons à extraire une donnée fiable de trafic (annuelle sans éléments de saisonnalité) pour une année donnée, que nous comparons ensuite au trafic aérien sur la même année afin d’en ressortir une part de marché estimative du train de nuit. Nos différentes analyses nous amènent à la conclusion que la part de marché du train de nuit oscille entre 5% et 12% du trafic aérien sur chacune des lignes analysées.
Puisque nous avons maintenant de la visibilité sur le marché, nous nous tournons vers les prévisions de trafic. Celles-ci sont essentiellement issues du rapport TET de l'État, notamment sa section portant sur les trains de nuit internationaux, ainsi que du travail de recherche du collectif français Oui au Train de Nuit.
Enfin, afin d'obtenir nos prévisions de trafic pour chacune des lignes sélectionnées, nous appliquons les parts de marché (minimum et maximum) obtenues plus tôt au trafic aérien de l’année 2019, avec comme hypothèse de base que le trafic aérien pré-covid sera retrouvé autour de 2024.
Ces prévisions de trafic, bien que très préliminaires et "faites maison", vont nous être très utiles à deux égards. Premièrement, cela va nous permettre d'affiner notre besoin en matériel roulant. En effet, l’avantage de voitures tractées (des locomotives + un certain nombre de voitures) par rapport à une rame automotrice (rame insécable de 200 ou 400 mètres) réside dans la flexibilité qu’elles permettent sur le dimensionnement de la rame. Ainsi, il est possible, et pertinent, de dimensionner la flotte en fonction de la taille potentielle du marché et du taux de remplissage que nous prévoyons. Pour chacune des lignes, nous estimons donc le nombre de voitures dont nous allons avoir besoin et, par addition, le besoin global impliqué par notre plan de développement. Cela nous permet, comme nous l’avons évoqué la semaine dernière, d'affiner les coûts liés au matériel roulant mais également, dans une moindre mesure, les coûts d'infrastructure. Deuxièmement, cela va nous permettre d'estimer un chiffre d'affaires potentiel pour chaque ligne et un chiffre d’affaires global obtenu en appliquant un prix moyen sur l’ensemble des itinéraires.
Avec cette estimation, nous sommes donc en mesure d'estimer si le projet peut être viable économiquement ou non. Cependant, au-delà des chiffres, nous ne pouvons pas rendre ce projet concret tout seuls. Il nous faut des experts, des consultants à recruter pour nous guider. Mais cette quête nous réserve bien des surprises et des désillusions.