Adrien Aumont — J’avais 14 ans lorsque j’ai décidé de ne plus jamais mettre un pied à l’école. Ce n’était pas vraiment légal mais on m’a laissé faire. Ma famille était aisée et aimante, ça a été ma chance. De toute façon, je n’avais pas vraiment le choix, je ne me suis jamais senti à ma place dans une classe. Je n’ai donc pas fait d’études et je n’ai aucun diplôme. A la place, j’ai accumulé les expériences, les métiers. Beaucoup de métiers.J’ai commencé comme acteur dans des films et des téléfilms, sûrement un peu inspiré par mon grand-père, Jean-Pierre Aumont, un jeune premier de l’entre-deux-guerres qui a connu son heure de gloire à Hollywood. Un peu par hasard, je suis ensuite devenu l’assistant d’un très célèbre animateur de télévision français, le genre dont tout le monde parle. J’aurais sûrement pu continuer dans cette voie mais j’étais un gamin boulimique d’expériences, j’aimais être là où je n’étais pas une minute plus tôt. Je me suis donc essayé à plein d’autres choses. J'ai réalisé des courts-métrages, j'ai été créatif dans la publicité, manager et éditeur dans la musique.
Dans ces différents métiers, j’ai souvent été confronté au même problème : la difficulté de financer des projets, artistiques ou autres. Après avoir travaillé quelques années dans la publicité, j’ai donc créé KissKissBankBank avec ma cousine Ombline Le Lasseur et son mari Vincent Ricordeau. Le projet est né d’un mélange entre nos expériences respectives et une idée commune qui a surgi à la terrasse d’un café. J’y ai consacré 13 ans de ma vie et, lorsqu’elle a été vendue à la Banque Postale le 18 juin 2017, l’entreprise était devenue l’un des leaders européens du financement participatif.
Après toutes ces années à travailler avec des artistes, des entrepreneurs sociaux, des sportifs, des journalistes, des aventuriers, des agriculteurs et tant d'autres, je me suis mis à la recherche d'une idée capable de me passionner pour les dix ou vingt prochaines années. C’est ce qu’on attend de nous quand on est officiellement devenu entrepreneur. Surtout quand l’entreprise précédente a bien fonctionné, c’est un véritable casse-tête. Un peu comme un chanteur dont le premier morceau a été un tube ou un auteur dont le premier livre a été salué par la critique.
Cette fois-ci, je voulais créer une entreprise avec un fort impact environnemental et que ce soit un vrai produit brick and mortar, en partant du principe qu’on ne pourrait pas réduire les émissions carbone de l’agriculture ou des transports uniquement avec des solutions digitales. Je souhaitais aussi que cette entreprise s’adresse au grand public, du BtoC comme dit dans le monde de l’entreprise. Je préfère les entreprises tournées vers les gens, cela me vient certainement de mes amours d’enfance pour la culture et le divertissement. Enfin, d’un point de vue purement intime, je voulais que mon nouveau projet ait quelque chose de grand et de romanesque, car la vie est courte. Voilà ce qu’étaient les bases de ma quête.
Cela ne s’est pourtant pas avéré suffisant pour trouver l’idée qui allait me passionner. Mais cela m’a sans doute permis de capter plus facilement tous les signaux faibles que j’allais rencontrer. David Lynch a cette phrase qui m’a toujours touché sur la manière qu’ont les idées d'apparaître : « Les idées sont comme les poissons. Si l’on veut attraper un petit poisson, on peut rester près de la surface de l’eau. Mais si l’on veut attraper un gros poisson, alors il faut descendre plus en profondeur. Dans les profondeurs, les poissons sont plus vigoureux et plus purs. Ils sont immenses et abstraits. Et ils sont très beaux… »
Le premier de ces signaux faibles a paradoxalement été un avion, un vol entre Paris et Florence que ma compagne et moi n’avons jamais pris. Nous sommes alors en juillet 2018 et nous devons rejoindre des amis en Toscane où nous avons loué une maison. Seul problème, la veille du départ, celle dont je partage la vie me dit qu’elle ne peut pas prendre cet avion, qu’elle a trop peur. A la place, elle nous a trouvé deux billets dans un train de nuit. J’ai de très bons souvenirs de cette façon de voyager mais, à ce moment-là, ça contrariait mes plans. Je finis tout de même par accepter car je sens qu'elle ne peut pas faire autrement. Afin de me faire passer un bon moment, elle a acheté de l’excellente charcuterie, de bons fromages, du pain de la boulangerie de notre quartier et un magnum de Morgon de Jean Foillard. Elle a même téléchargé un film de trois heures que nous voulions voir depuis longtemps, le premier volet de Mektoub, My Love, il me semble. Et puis, nous avons de la chance, nous ne sommes que tous les deux dans un dans un compartiment prévu pour trois personnes. A mon réveil, j’avais passé un voyage extraordinaire mais je n’ai pas eu l’idée de Midnight Trains à ce moment-là.
Elle ne vient qu’un an plus tard, en mai 2019, lors d’un voyage en Grèce. J’y retrouve mon ami Hervé Marro, premier auteur de Midnight Weekly, pour travailler sur un projet politique. A l’époque, nous envisageons de développer une école installée à Athènes pour former les futurs leaders politiques européens issus de la société civile. Alors que nous sommes installés dans un restaurant japonais pour avaler un peu de poisson cru avant de se nourrir exclusivement de salade grecque pendant une semaine, il me dit quelque chose qui fait “tilt” dans mon esprit : « C’est une honte de prendre l’avion pour venir bosser en Grèce cette semaine. Je ne prendrai pas l’avion cet été, je pense d’ailleurs que je vais désormais arrêter de le prendre pour être en adéquation avec mes idées et la nécessité environnementale. Si seulement, ils n’avaient pas arrêté les trains de nuit dans toute l’Europe ! »
C’est à ce moment-là que tout s’aligne dans mon esprit. Tous ces signaux faibles qui m’ont touché de près ou de loin pendant un an. La prise de conscience écologique grandissante, celle du monde et la mienne, le choc Greta Thunberg et les réactions des uns et des autres, la flygskam (la honte de prendre l’avion) scandinave qui s’exporte, les trains de nuit qui disparaissent en Europe, mon voyage entre Paris et Milan. Il faut absolument lancer une compagnie de trains de nuit transfrontalière pour concurrencer l’aviation moyen-courriers, pour récupérer, entre autres, celles et ceux qui veulent décarboner leurs voyages et/ou qui ont peur de prendre la voie des airs. Il faut aussi que ces trains ne proposent que des couchages privatifs, avec de la bonne literie, un bon restaurant, qu’ils soient beaux et agréables, modernes et inclusifs. Et puis, ça s’appellera Midnight, comme l’heure à laquelle on passe d’une journée à l’autre. Ce sera ça ma deuxième boite, je le sais, je le sens dans mes tripes.
Hervé adore l’idée et nous décidons ensemble de laisser le projet d’école politique derrière nous pour bosser sur celui-ci. Puis, j’appelle ma compagne qui n’est plus jamais montée dans un avion. Je lui raconte mon idée, je lui dis que c’est à ça que je vais consacrer les vingt prochaines années de ma vie. Elle n’hésite pas, elle me soutient. C’est comme ça que je me suis lancé dans la création d’une compagnie ferroviaire sans rien y connaître.