Nicolas Bargelès — D’abord, il y a la sidération. Un temps où rien de tout ça ne semble réel. Où l’on se demande si ce n’est pas juste un malentendu tant les échanges avaient été constructifs. Tant les signaux faibles laissant augurer de ces fins de non-recevoir étaient absents. Même dans les pires scénarios que nous avions imaginés, nous ne perdions qu’un seul des géants. Pas les deux. Pas à quelques jours d’écart, sans la moindre possibilité de les retenir ou de s’appuyer sur la puissance de l’un d’eux pour remonter une équipe. Ensuite, il y a la prise de conscience. Le réel est là, devant nous. Il faut faire avec. Se pose alors une question à la fois simplissime et d’une immense complexité, à la croisée de nos trois trajectoires personnelles et du projet : stop ou encore ? On continue ou on arrête ?
Une fois remis (un peu) de nos émotions, nous commençons par nous interroger sur notre envie. Nous avons toujours la volonté de porter le projet jusqu’au bout. Malgré ce lâchage, nous croyons toujours en Midnight Trains et en sa vision du train de nuit du futur. Puis, nous passons à une analyse plus froide de la situation, moins passionnée. Certes, nous avons perdu nos géants. Mais ils sont passés à deux doigts d’investir des millions dans notre projet. D’autres pourraient donc être tentés de le faire. Même si nous savons qu’il sera encore plus difficile de lever des fonds après que de telles entreprises se soient retirées du projet.
Romain Payet — Nous décidons donc de travailler sur deux scénarios à la fois : celui d’une fermeture de Midnight Trains et celui d’une aventure qui continue. Pour avancer sur le premier, nous cherchons le meilleur moyen de mettre fin à Midnight Trains le plus proprement possible. Sans que nos partenaires, nos investisseurs et certains créanciers en pâtissent. Avec une vente par exemple. Éventuellement à un autre opérateur ferroviaire. Qui pourrait être intéressé par la valeur de notre équipe, par le design de nos trains de nuit réinventés et par les accords que nous avons avec certains partenaires-clés. Nous passons donc quelques coups de fil. Pour prendre un peu la température, sans trop en dire. Il ne s’agirait pas d’annoncer notre propre mort avant qu’elle ne soit constatée officiellement.
Cela nous amène au second scénario, celui qui consiste à continuer. En demandant à notre comité stratégique de nous aider à bridger, à faire le pont. C’est-à-dire de nous acheter un peu de temps en attendant de trouver une solution. Nous n’allons évidemment pas nous pointer devant ces gens qui nous ont fait confiance depuis le début en nous contentant de demander de l’argent. Nous devons créer un nouveau narratif, de nouveaux scénarios et les nourrir avec des arguments sérieux. Comme de nouveaux investisseurs potentiels.
Adrien Aumont — Et justement, nous en avons un. À quelques jours du retrait du groupe hôtelier, je suis invité à un dîner. Organisé par une célèbre marque de chaussures responsables et un podcast sur les entrepreneurs. J’y vais le cœur lourd. Que vais-je bien pouvoir raconter alors que tout s’effondre ? Sur place, je croise pourtant une vieille connaissance, une femme qui dirige un fonds d’investissement français avant-gardiste. Doté d’une vraie vision, sur le temps long. Or, j’admire cette femme. Je la considère comme la conscience des fonds de venture en France. Depuis le début, je rêve donc que ce fonds investisse dans Midnight Trains. D’ailleurs, nous en avions discuté quelques mois plus tôt. Sans que cela n’aille plus loin. Alors, je tente le tout pour le tout. Qu’ai-je à perdre ? Je lui dis qu’ils auraient dû investir chez nous, que ça correspond parfaitement à leur thèse. Que personne ne veut de nous tant nous sommes atypiques. Que maintenant que nous sommes au fond, son entreprise pourrait sauver un projet important pour la décarbonation des transports en Europe. Nous passons la soirée à discuter ensemble et elle me propose d’ouvrir le dossier à nouveau pour se pencher dessus. Elle s’engage à me donner une première réponse dans deux jours. Et quarante-huit heures plus tard, nous avons effectivement de ses nouvelles. Elle a besoin de deux mois pour me dire si son fonds prend la tête du financement de Midnight Trains.
Romain Payet — Nous nous présentons donc devant notre comité stratégique avec plusieurs éléments-clés. Tout d’abord, nous avons encore des investisseurs possibles. Ce fameux fonds et la grande marque internationale évoquée dans les épisodes précédents. Mais aussi un fonds d’infrastructure et un fonds hybride sur lequel nous reviendrons plus tard.
Nous proposons aussi de réduire les frais, en nous virant tous les trois, en arrêtant cette newsletter et ainsi de suite. La réponse des membres du comité est claire. Si on continue, Nicolas doit rester. Sans lui, le dossier perdrait trop de valeur. Et continuer, il le faut : ce serait trop dommage de jeter l’éponge après être passé si près du but. Les membres du comité sont unanimes. Quant à Adrien et moi, ils estiment que nous ne pouvons pas négocier cette passe difficile sans salaire du tout. Enfin, pas question d’arrêter la newsletter et la communication en général. Cela reviendrait à annoncer notre échec. À dire au monde que nous sommes morts. Ils nous achètent donc deux mois si nous acceptons de diviser nos salaires par deux. Nous n’hésitons pas une seule seconde. Deux mois, c’est pile ce qu’il nous faut pour faire en sorte que l’aventure continue.