Fret, transport de passagers, exploration de régions sauvages, enjeux politico-touristiques ou simples voyages d’agrément, les fonctions du train sont bien plus larges et bien plus subtiles qu’il n’y paraît au premier regard. Il en est pourtant une que nous n’avons jamais explorée dans ces colonnes jusqu’à aujourd’hui : l’exploitation d’un véhicule sur rails dans le cadre de recherches scientifiques. C’est sur cela que nous allons nous pencher ici en vous racontant comment le médecin de l’US Air Force John Stapp a repoussé les limites du corps humain grâce au Gee Whiz et au Sonic Wind n°1.
Au départ, rien ne prédestine John Paul Stapp à faire progresser la recherche sur la résistance de notre enveloppe corporelle. Né en 1910 à Bahia, au Brésil, de deux parents missionnaires, John est l’aîné d’une fratrie de quatre enfants et trouve rapidement sa voie. Après la mort prématurée de l’un de ses cousins en 1928, ce garçon dont l’intelligence fait l’unanimité décide qu’il sera médecin. Mais une fois son diplôme en poche, John Stapp s’oriente vers une carrière de médecin militaire et il rejoint l’armée américaine en 1944.
Très investi, le jeune homme fait rapidement la démonstration de son courage et de sa soif de découverte en se portant régulièrement volontaire pour des expériences dangereuses. Ainsi, il commence par se prêter à une série de vols dans des avions non-pressurisés pour faire avancer les recherches sur les accidents de décompression à très haute altitude. Cela le conduit à respirer de l'oxygène pur durant 30 minutes avant de décoller puis de passer un total de soixante-cinq heures à une altitude de 40 000 pieds, soit environ 12 000 mètres, sans subir de dommage. Il découvre ainsi que cette méthode pourrait grandement aider les équipages militaires destinés à voler aussi haut.
Remarqué par sa hiérarchie, John Stapp se voit alors transféré sur la base de Muroc en Californie où on lui confie la direction du projet MX981. Celui-ci a pour objectif de déterminer ce que le corps humain peut supporter dans les cas de décélération brutale comme celles qui se produisent lors des crashs d’avion. On considère à l’époque que la limite de notre organisme se situe autour de 18 g, c’est à dire qu’on estime qu’il peut supporter dix-huit fois l’équivalent de la pesanteur normale sur Terre. Les avions sont donc équipés de matériel qui n’est pas conçu pour résister à plus que cela. Mais l’armée américaine a besoin de savoir si ce chiffre, qui fait sujet à débat, peut-être dépassé. Ce qui permettrait, notamment, de comprendre s’il est possible de s’éjecter d’un avion supersonique et de survivre.
Mais puisqu’il est impossible de faire s'écraser un avion à chaque test, John Stapp et son collègue David Hill construisent un véhicule sur rails leur permettant de mener leurs expériences : le Gee Whiz. Un chariot propulsé par quatre fusées générant une poussée de 5 000 livres, soit près de 2 268 kilos, chacune. De quoi lui permettre d’atteindre différentes vitesses et, grâce à l'usage d'un puissant frein hydraulique qui ralentit brutalement le véhicule, de provoquer des situations infligeant différents nombres de g au passager du chariot. Après huit mois et trente-cinq essais avec un mannequin nommé Oscar, John Stapp décide de prendre sa place en décembre 1947. Il commence avec une seule fusée qui lui permet de subir une force de 10 g et recommence le lendemain avec deux fusées supplémentaires. Et ainsi de suite. En août 1948, il a déjà réussi à s’exposer à 35 g, rendant la supposée limite de 18 g complètement obsolète. Pourtant, John Stapp sent qu’il lui reste de la marge.
Les expériences auxquelles il participe dans ce mini-train qu’est le Gee Whiz ne sont toutefois pas sans conséquence. Commotions cérébrales, côtes écrasées, poignet cassé sont quelques-uns des exemples de ce que subit son corps. Sans parler de la vision trouble qui résulte de certains des essais. Mais qu’on se le dise, le médecin militaire ne monte pas dans son véhicule sur rails par amour du risque ou par inconscience. Il ne le fait que parce qu’il ne souhaite pas exposer d’autres êtres humains à un tel niveau de danger ou à d’éventuelles conséquences irréversibles. Plusieurs volontaires, ainsi que des chimpanzés, finiront toutefois par le faire sous l’œil méticuleux de John Stapp.
Après 74 courses habitées par des êtres humains et 80 autres par des singes, un nouveau véhicule sur rails est construit pour remplacer le Gee Whiz : le Sonic Wind n°1. Alors que les recherches de John Stapp et de son équipe ont déjà permis d’équiper les avions de matériel résistant à 32 g et de sièges tournés vers l’arrière (pour les appareils de transport), le médecin doit désormais étudier les effets du vent et de la décélération à des vitesses supersoniques. Plus long et plus large que son prédécesseur, le Sonic Wind embarque douze fusées lui permettant une poussée de 50 000 livres, soit près de 22 679 kilos.
Les expériences reprennent avec un nouveau mannequin puis avec un chimpanzé avant que John Stapp lui-même ne monte à bord en mars 1954. C’est aussi cette année-là que celui qui est désormais lieutenant-colonel fait sa dernière course dans l’un de ces véhicules improbables. Au cours de celle-ci, lancé à une vitesse complètement délirante, le Sonic Wind permet à son passager de subir 46,2 g au moment où le véhicule est brusquement ralenti par le frein hydraulique, soit ce qui pourrait être comparé à une éjection à Mach 1,6 à plus de 12 000 mètres d’altitude. Un record historique pour l’époque dont John Stapp ressort bien vivant mais avec tous les capillaires oculaires éclatés. Le prix d’une avancée de taille pour la science, qu’il continuera à servir des années durant, avant de quitter notre monde en 1999.