Il y a mille façons de vivre un voyage en train, plus encore quand l’élan du véhicule découpe la nuit dans laquelle il évolue. Certains vivent ce moment comme une pause dans le trépidant de notre quotidien. D’autres en profitent pour y accueillir les découvertes successives qui filent de nouveaux pans de savoirs, au gré des paysages qui nous apparaissent. Et puis, il y a ceux qui conçoivent ce moment comme un éveil aux autres qui nous entourent en frères humains, le temps d’un trajet.
Pour Antoine de Saint-Exupéry, ce fut tout ça à la fois, quand il quitta Paris en direction de Moscou, à la fin du mois d’avril 1935. Ce jour-là, ce n’est donc pas la voie des airs que l’auteur de Vol de nuit emprunte, mais bel et bien celle des chemins de fer.
Plume déjà reconnue, Antoine de Saint-Exupéry part car il a accepté de livrer une série de reportages pour Paris-Soir, l’un des grands titres français de l’époque, avide de raconter à ses lecteurs à quoi ressemble vraiment la capitale de l’encore jeune URSS. S’il n’a pas vraiment l’âme d’un reporter, c’est en humaniste insatiable qu’Antoine de Saint-Exupéry a dit oui : il veut comprendre cette ville, ce nouvel État et au-delà, ce qui anime les hommes qui le dirigent.
Il ne s’en doute certainement pas et pourtant, ce voyage va lui inspirer un de ses prochains livres, Terre des Hommes, comme lui donner la chance de rencontrer à bord du train, Le Petit Prince.
Arrivé à Moscou, Antoine de Saint-Exupéry livre bientôt le premier de ses reportages, qu’il est alors d’usage de dicter par téléphone à la sténo de presse restée à Paris. Son récit fait la part belle aux sensations vécues à bord du train, et sa partition de mots d’assurer le reste.
“A une demi-heure de la frontière russe, notre rapide a ralenti. Son élan meurt comme de lui-même. J’ai bouclé mes valises puisque l’on change de convoi, et je rêve, le front appuyé à la fenêtre du couloir. Je n’aurai connu de la Pologne que cet air mêlé de sable et les sapins noirs. J’emporterai le souvenir d’un rivage un peu amer. Plus l’on remonte vers le Nord, plus la lumière colore. Sous les tropiques, elle est claire”.
Le pilote de l’Aéropostale n’a pas fini de nous révéler combien le voyage en train est source d’une infinie inspiration. Il continue. “Installé dans le train de Moscou, j'essaye de lire le paysage dans la nuit. Voici donc le pays dont on ne peut parler sans soulever les passions. (...) C'est le matin, et la fièvre légère de l'arrivée règne déjà dans le wagon. La terre qui s'écoule se charge déjà de maisons. Et ces maisons se multiplient et se resserrent. Un système de routes s'organise et se centre. Quelque chose se noue dans le paysage. C'est Moscou, installé au cœur de ses éclaboussures”.
Publié le 16 mai 1935, cet article a quelque chose d’éblouissant. Et très vite, la rédaction de Paris-Soir s’impatiente d’en recevoir un nouveau, compte tenu de l’accueil qui lui est réservé. Mais voilà, à l’heure d’écrire, Antoine de Saint-Exupéry sait qu’il est urgent de ne rien précipiter. Le temps passe et dix jours plus tard, c’est avec soulagement qu’est reçu son appel. La sténo de presse commence immédiatement à transcrire les lignes que lui lit le poète, quand au bout du troisième feuillet, ses pleurs l'empêchent de continuer à prendre note. “Je ne peux pas continuer, c’est trop beau”, dit-elle pour toute explication.
Ce récit-ci d’Antoine de Saint-Exupéry décrit son voyage pour arriver à Moscou, et plus particulièrement, une rencontre qu’il a faite à bord. Mêlé aux immigrés polonais entassés en troisième classe, l’écrivain s’était retrouvé assis face à un couple abîmé par les circonstances de leur existence et dont l’enfant au visage blond, s’était endormi entre eux.
"Il se retourna dans le sommeil, et son visage m’apparut sous la veilleuse. Ah ! quel adorable visage ! Il était né de ce couple-là une sorte de fruit doré. Il était né de ces lourdes hardes, cette réussite de charme et de grâce. Je me penchai sur ce front lisse, sur cette douce moue des lèvres, et je me dis : voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de la vie. Les petits princes des légendes n’étaient point différents de lui : protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ! Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqué comme les autres par la machine à emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans la puanteur des cafés-concerts. Mozart est condamné. (...) Et ce n’est point la charité ici qui me tourmente. (...) Ce qui me tourmente, c’est le point de vue du jardinier. (...) C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné”.
Ce jour-là, Antoine de Saint-Exupéry a rencontré Le Petit Prince à bord du Paris-Moscou, ou plutôt l’enfant qui, quelques années plus tard, alors que la Seconde Guerre mondiale fera rage, prêtera ses traits au héros de son œuvre phare. Au pire moment du siècle dernier, cette rencontre imprévue sur les chemins de fer ressurgira pour donner naissance à l’un des plus beaux contes qui soit. Et comme un clin d'œil plein de sagesse à l’histoire de cette genèse ferroviaire, Le Petit Prince, celui du livre, est formel quand il s’exclame : “Droit devant soi, on ne peut pas aller bien loin”.