Nous l’avons déjà vu à de nombreuses reprises dans ces colonnes — notamment avec le contournement de l’Ukraine par les Nouvelles Routes de la Soie ou le train de chevaux de course envoyé par la Russie en Corée du Nord — les liens entre la géopolitique et le ferroviaire sont profonds. Le projet appelé le Trans-Afghanistan Railway en est un autre bon exemple. Fruit d’un accord signé entre l'Ouzbékistan, l’Afghanistan et le Pakistan en février 2021, cette ligne voit sa sortie de terre remise en cause par l’arrivée au pouvoir des talibans au mois d’août de la même année. Si ces derniers ne sont pas hostiles au projet, les différents gouvernements et les institutions internationales ne voient pas forcément les choses de la même façon.
Pour saisir ce qui se joue dans ce dossier, il faut d’abord comprendre le tracé de la ligne. Décidé après un certain temps de réflexion et validé dans l’accord évoqué plus haut, celui-ci partirait de Mazar-i-Sharif — où il se connecterait vers le Nord à une ligne préexistante entre cette ville et celle de Termez, en Ouzbékistan — pour aller jusqu’à Peshawar, au Pakistan, en passant par Kaboul, capitale de l’Afghanistan. Soit un total de 593 kilomètres de rail dont la construction est actuellement estimée à 5,96 milliards de dollars américains, soit environ 5,56 milliards d’euros. Pourquoi une telle ligne ? La genèse du projet est simple à comprendre : l’Ouzbékistan et l'Afghanistan, tous les deux enclavés, ont besoin de s’ouvrir de nouvelles routes commerciales en direction de l’Asie du Sud, à commencer par les gigantesques marchés pakistanais et indien. De plus, Tashkent ne serait pas contre le fait de desserrer un peu l’emprise de la Russie, dont l’image sur la scène internationale n’est pas au mieux, sur son commerce international.
De son côté, l'Afghanistan d’avant la chute de Kaboul soutenait le projet pour des raisons différentes mais liées à celles de l’Ouzbékistan. Considéré comme ayant l’une des économies les plus faibles du monde, celui-ci voyait d’immenses opportunités de développement dans la mise en place de cette ligne. A en croire certaines projections, le chantier pourrait créer jusqu’à 5 millions d’emplois tandis que 15 millions de personnes pourraient bénéficier économiquement du passage du Trans-Afghanistan Railway à proximité de chez elles. Le genre de choses auxquelles même un pays plus développé aurait du mal à dire non.
Sauf que depuis la signature de cet accord tripartite, la situation de la région a profondément évolué. Kaboul est en effet tombée aux mains des talibans qui, malgré leur engagement à gouverner avec modération, ont instauré la charia et ont privé les femmes de leurs droits les plus fondamentaux, à commencer par leur liberté de mouvement et leur droit d’étudier. Selon les observateurs internationaux et les ONG, ils ont également mis en place des sanctions judiciaires pouvant impliquer des amputations publiques et des lapidations.
Bien qu’ils aient exprimé leurs préoccupations sur le sujet, les gouvernements ouzbek et pakistanais n’ont pas renoncé au projet pour autant. Le premier a même multiplié les efforts diplomatiques pour éviter que cette ligne devienne un simple souvenir. “Il existe plusieurs mouvements et sensibilités au sein des talibans, et le gouvernement ouzbek a réussi à rassembler plusieurs [groupes] modérés prêts à coopérer avec la communauté internationale”, a ainsi déclaré l'ambassadeur Ismatulla Irgashev, le représentant spécial de l'Ouzbékistan pour l'Afghanistan. Chacun jugera de l’usage du terme “modérés” dans ce contexte mais il semble, au vu de la situation, quelque peu inapproprié.
C’est en tout cas ce que semblent penser les dirigeants de l’Union européenne puisque le porte-parole du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) s’est prononcé sans détour à ce sujet. Selon son porte-parole, interviewé par le média européen Euractiv, la non-reconnaissance du régime taliban exclut l’Afghanistan de ses plans d'investissement et d'infrastructures pour relier l'Asie centrale à l'Asie du Sud. Si cela ralentit profondément le financement de la ligne trans-afghane, cette dernière n’est pas enterrée pour autant. Un nouveau sommet trilatéral s’est ainsi tenu à Islamabad le 5 janvier 2023 afin de continuer à étudier la faisabilité du projet. Après tout, comme l’a fait savoir l’Ouzbékistan en novembre dernier, des discussions ont d’ores et déjà été ouvertes avec des financeurs chinois.