Inoxydables. C’est sans doute la qualité principale que les chefs d’Etat reconnaissent aux chemins de fer. Une fois que l’emprise ferroviaire jalonne efficacement un territoire, les trains qui y déambulent deviennent aussi utiles qu’indispensables pour les citoyens amenés à voyager. Qui saurait alors envisager de les remettre en question ou pire, de les détruire ?
Depuis l’essor du train au XIXe siècle, présidents, rois et dictateurs l’ont bien compris : en traçant le sillon des chemins de fer, c’est bien leurs ambitions d’expansion, d’influence ou d’indépendance qu’ils entendent mettre sur les rails pour mieux les ancrer à l’échelle du territoire qu’ils dirigent ou convoitent.
Dans le passé, la Russie, la France et la Belgique se sont illustrées en la matière. Aujourd’hui, alors que le train renaît de ses cendres à la faveur de l’enjeu climatique, les dirigeants de ce monde ne sont pas en reste à l’idée de faire de ce phoenix, un allié précieux. Jugez plutôt avec le projet de Rail Baltica dont les liaisons en devenir sont auréolées de bien des intentions.
Tout commence au début des années 1990, alors que la guerre froide signe son dégel davantage que son armistice. L’URSS périclite tranquillement et trois pays sont impatients de se débarrasser de la mainmise soviétique : l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie. Et si les pays baltes retrouvent très vite leur indépendance, ils entendent en finir durablement avec la tutelle de leur voisin russe. Vous l’avez compris : rien de tel que ces bons vieux chemins de fer pour y parvenir !
Les trois jeunes nations n’ont pas encore rejoint l’Union européenne qu’elles veulent déjà s’y connecter sans plus attendre et niveau ferroviaire, ce n’est techniquement pas chose facile. Historiquement, leurs rails sont calqués sur le modèle russe avec une écartement de 1520 mm, quand presque l’ensemble du reste de l’Europe est aligné sur un espacement large de 1435 mm. Ces quelques millimètres ont de quoi contrarier l’élan des démocrates baltes : toute connexion avec la Pologne - et à travers elle le reste de l’Europe de l’Ouest - suppose un long et barbant changement de matériel roulant à la frontière.
Qu’à cela ne tienne ! En 1994, Estoniens, Lituaniens et Lettons se tournent vers leurs nouveaux alliés occidentaux : et si on créait ensemble une liaison ferroviaire, histoire de claironner ensemble que Moscou, c’est fini ? Qui ne tente rien, n’a rien, et pour le coup, même s’il faudra attendre 2010 pour que le projet emprunte enfin la voie de sa concrétisation, cela n’aura pas été vain : l’Union européenne s’engage à financer 85% des 5,8 milliards du coût du projet, les 15% restants étant répartis à part égale entre les pays baltes.
Le projet de Rail Baltica, justement, parlons-en ! Au programme, il mettra sur rails le convoyage de passagers comme de fret, sur rien de moins que 870 km, depuis la Pologne jusqu’à la Finlande. Sur le papier, les confrères baltes ont veillé à un sain équilibre des bénéfices pour leurs pays respectifs : 229 km de voies pour l’Estonie, 235 km pour la Lettonie et 264 km pour la Lituanie. Et avec ceci ?
Pour les Estoniens, c’est jackpot : arrivé à Tallinn, en bord de Mer Baltique, la nouvelle ligne se prolongera sous les eaux. Un tunnel de 85 km, le plus long au monde, reliera la capitale estonienne à Helsinki en seulement 20 minutes, contre 2h30 actuellement en bateau. Le bât blesse en revanche pour les Lituaniens qui sont les plus lésés : rallier leur capitale, Vilnius, aurait supposé un détour de 150 km, alors pour la gagner, il faudra faire une correspondance à Kaunas, la deuxième ville du pays, qui est elle sur le trajet du Rail Baltica. Sorry not sorry.
S’il n’y avait que les désillusions lituaniennes… L’idée du Rail Baltica est sortie du chapeau en 1994 ; pourtant, la fin de son chantier est prévue entre 2026 et 2030, au moment où nous écrivons. Car si les dirigeants ont mis du temps à s’entendre sur le tracé, les ONG environnementales ne voient pas forcément sa version finale d’un bon œil. En Estonie notamment, les rails flirtent avec des zones classées Natura 2000, ces sites naturels protégés par...l’Union européenne. Et leur mobilisation a payé puisque une portion de la ligne va devoir les contourner mieux que ça, dans la région de Pärnu, non loin de la frontière lettone.
Ajoutez à cela une constante dans ce type de projet pharaonique : les coûts s’envolent et devraient au moins atteindre 7 milliards d’euros d’ici à la conclusion des travaux. Ce qui n’est pas pour arranger l’entente entre les dirigeants baltes qui, un peu à la façon des Français et des Anglais lors de la construction du Tunnel sous la Manche, pilotent la construction de cette liaison, chacun de leur côté, avec leurs appels d’offres nationaux, à un rythme d’avancement en conséquent, différent.
Oui, dans dix ans, Rail Baltica changera la façon de se déplacer des citoyens et les chefs d’Etat oseront peut-être faire coucou d’encore plus loin à leurs anciens camarades slaves. En attendant, côté russe, les lenteurs du projet font les choux gras de la presse et le média Vzgliad, proche du Kremlin, n’est pas en reste à l’heure de tailler des croupières aux voisins baltes. Pour lui, c’est certain : “la voie ferrée européenne de Varsovie à Tallinn ne sera utile que pour le transfert rapide d'équipements militaires lourds et de troupes de l'OTAN le long de la frontière russe”. A croire qu’en effet, la guerre froide a signé son dégel, et non son armistice.
Passionnés des enjeux croisés du ferroviaire et de la politique internationale, nous vous recommandons Géopolitique du rail d’Antoine Pecqueur où ce journaliste dissèque avec brio combien le train organise l’espace et les zones d’influences à travers le monde.