C’est à 25km du centre de Londres que commence notre histoire. Bienvenue à Dartford, ville de 80.000 habitants, tranquillement lovée dans le comté du Kent. Dartford donc, et sa rivière, son église, son Central Park, ses zones industrielles aussi. Et surtout, sa gare, où les trains vont et viennent depuis 1849. Celle-là même où une rencontre allait marquer l’histoire de la musique mondiale. C’était il y a soixante ans.
Nous sommes le 17 octobre 1961 et parmi les voyageurs de passage, deux mecs aussi jeunes que beaux se croisent sur le quai n°2 de la gare. Ils ont 18 ans, autant dire toute la vie devant eux, et ils ne savent pas combien ils vont la chevaucher ensemble de la façon la plus endiablée qui soit. Le premier répond encore à l’identité de Michael Philip Jagger, le second n’est autre que Keith Richards. Et c’est ce dernier qui raconte le mieux leur rencontre, dans une lettre à sa tante, quelques mois plus tard.
“Tu sais que je suis fou de Chuck Berry et que je pensais être le seul fan à des kilomètres à la ronde. Mais un matin à Dartford «Stn» (et oui, comme ça, j'ai pas besoin d'écrire «Station» en entier), je tenais à la main un des disques de Chuck quand un gars que je connaissais à l'école primaire, entre 7 et 11 ans, vient vers moi, tu vois?
“Il a tous les disques que Chuck Berry a fait et tous ses potes les ont aussi, ce sont tous des fans de rhythm'n blues, je veux dire que ce sont de vrais fans de R&B (pas de cette bouse de Dinah Shore et Brook Benton) : Jimmy Reed, Muddy Waters, Chuck, Howlin' Wolf, John Lee Hooker, tous les bluesmen de Chicago, des trucs vraiment pointus et merveilleux. Bo Diddley est génial lui aussi. Enfin bref, ce gars à la gare, il s'appelle Mick Jagger”.
Les deux garçons commencent à discuter, après s’être reconnus. Comme souvent, la vie aime à laisser mûrir les possibles, avant qu’on ne puisse les cueillir. Jugez plutôt. Mick Jagger et Keith Richard sont en effet nés la même année, au même Livingston Hospital de Dartford, respectivement le 26 juillet et le 18 décembre. Ils ont ensuite grandi dans le même quartier, à peine à quelques pâtés de maisons l’un de l’autre, et usé leurs fonds de culottes sur les bancs de la même école primaire, la Wentworth Primary School.
Ils avaient donc coexisté, s’étaient connus, mais il aura fallu un quai de gare pour que ces deux-là, que tout séparait socialement, apprennent à s’apprécier et découvrent leurs communs. D’ailleurs, après ces retrouvailles, les deux vont passer de plus en plus de temps ensemble, Mick introduit Keith à ses amis, et c’est la découverte d’un nouveau monde pour ce dernier, qui ne manque pas de l’écrire à sa tante, toujours dans la même lettre.
“Bien sûr, ils sont tous pleins aux as et vivent dans d'immenses maisons individuelles, c'est dingue, y a même un qui a un majordome. J'y suis allé avec Mick (dans la voiture de Mick, bien sûr, pas la mienne). BON SANG, ILS SONT IMPOSSIBLES CES ANGLAIS.
«Je peux vous servir quelque chose, monsieur ?» «Vodka-citron, s'il vous plaît» «Certainement, monsieur.». Je me suis vraiment senti comme un lord et j'ai failli demander ma couronne en partant.”
Il faudra moins d’un an après cette rencontre ferroviaire, pour que les Rolling Stones soient passés de l’amorçage au décollage. Rejoints par Brian Jones, c’est ce dernier qui aura l’idée du nom du groupe, sur la base d’une chanson de Muddy Waters (dont Keith parlait déjà à sa tante dans sa lettre, vous suivez ?).
Aujourd’hui, que reste-t-il des Rolling Stones dans leur ville-berceau ? A la différence des Beatles avec Liverpool, la municipalité l’a au début joué discrète, conformément au souhait des intéressés. Le seul signe visible fut longtemps le Mick Jagger Centre, un centre culturel et musical installé dans l’ancien bahut du chanteur où il finance encore aujourd’hui le Red Rooster Program, un projet d'éducation musicale au profit des jeunes enfants de la ville : chaque année, 450 élèves y apprennent à jouer d'un instrument pour un coût raisonnable.
Plus récemment, Dartford a commencé à dire sa fierté d’être la source de l’inspiration rock’n roll par excellence du XXe siècle. La ville a commencé par nommer treize de ses rues du nom de chansons des Rolling Stones : vous pouvez y déambuler sur Stones Avenue, folâtrer sur Satisfaction Street, vous la couler douce sur Angie Mews ou vous laisser aller sur Ruby Tuesday Drive. La gare, elle aussi, a tenu à marquer d’une pierre blanche ce fameux quai n°2, en y apposant une plaque devant laquelle les inconditionnels du groupe marquent la première étape de leur pèlerinage, à leur arrivée en ville. Plus cocasse, l’un des derniers propriétaires de la maison où a grandi Mick Jagger, a fini par la vendre car il n’en pouvait plus de voir sonner à sa porte, des fans des Rolling Stones, certains allant même jusqu’à tenter de récupérer des morceaux de murs extérieurs de la bâtisse.
Laissons donc l'idolâtrie excessive à d’autres et rendez-vous avec la musique de la semaine pour une option autrement plus douce avec la reprise d’un titre par le groupe à côté duquel on ne pouvait pas passer : Love Train !