Nous sommes en 1910 et la ville de Londres accueille un drôle d'événement : The Japan-British Exhibition. Organisée suite au renouvellement de l’alliance anglo-japonaise, cette gigantesque exposition internationale a mis les bouchées doubles pour redorer l’image de l’Empire nippon auprès de la Grande-Bretagne. Sur plusieurs dizaines de milliers de mètres carrés, des scènes et des lieux emblématiques de la vie de l’archipel ont été reconstruits grâce à des bâtiments, des objets, des végétaux, dont des arbres, et des pierres importés depuis l’autre bout du monde. Plus de 2 200 exposants sont présents pour convaincre les Britanniques que le Japon est un pays moderne, un allié digne de confiance avec lequel il faut faire un maximum de commerce. Mais entre les maisons de thé, les jardins traditionnels et le village rural reconstitué, c’est un drôle de train, qui n’a rien d’extrême-oriental, qui retient l’attention de tous.
Ce véhicule, c’est le monorail gyroscopique inventé par l'ingénieur irlando-australien Louis Brennan. Ce jour-là, cet inventeur au visage bonhomme et à la moustache bien fournie fait circuler son étonnante machine à 20 miles per hour, soit environ 32 kilomètres par heure, sur une piste circulaire. Cinquante personnes se trouvent alors à son bord dont Winston Churchill. Agé de 36 ans et déjà à la tête d’un ministère, le célébrissime homme politique est tellement impressionné par ce qu’il expérimente qu’on dit qu’il se serait ensuite démené pour que le Premier ministre britannique de l’époque en fasse l’expérience lui-même.
Il faut dire que Louis Brennan n’en est pas à sa première invention. Déjà à l’origine de ce qui est considéré comme l’une des premières torpilles guidées au monde, il planche sur ce train monorail depuis plusieurs années. Pourquoi un rail unique ? Parce que l’ingénieur a constaté l’immense difficulté que représente la construction de rails traditionnels dans des paysages aussi accidentés que ceux de certaines régions australiennes. Il pense donc que son système pourrait grandement faciliter les choses et prévoit même qu’il soit capable de circuler à une vitesse deux fois supérieure à celle des trains de l’époque. Bien évidemment, avec un rail unique, le véhicule de Louis Brennan risque de sortir de son axe à chaque virage. L’ingénieur l’équipe donc de systèmes gyroscopiques pour le stabiliser.
Pour ceux qui l’ignorent, un gyroscope est une sorte de super toupie, inventée par le génialissime Léon Foucault, et qui permet de maintenir l'orientation et la vitesse angulaire d'un objet, en l'occurrence, un train. Vous n’avez pas tout compris ? Pas de panique, on laisse notre ami Jamy Gourmaud de C’est Pas Sorcier vous expliquer le concept dans la vidéo ci-dessous.
Indéniablement, l’idée de Louis Brennan est donc à la fois incroyablement créative et un peu flippante. Mais comme en témoigne l’excitation de Winston Churchill évoquée plus haut, à l’époque, les gens sont plutôt impressionnés par ce système qui est né quelques années plus tôt. Après d’intenses recherches, Louis Brennan dépose ainsi un brevet en 1903, puis fait la démonstration de sa technologie en 1907 devant la Royal Society, sorte d’équivalent très prestigieux de l’Académie des sciences en France, en faisant circuler un modèle réduit sur un câble. Deux ans plus tard, en 1909, le véhicule fait sa première sortie publique à Gillingham, dans le Kent, où il circule autour de son lieu de production.
Cette version-là du véhicule mesure un peu plus de douze mètres de long et trois mètres de large. Équipé d’un moteur à essence de 20 CV et d’une transmission électrique, il embarque 32 personnes à une vitesse de 35 kilomètres par heure. Les fameux gyroscopes sont placés dans la cabine alors que le papa de ce monorail voulait les placer sous le plancher avant de présenter sa création au grand public. Seul problème, aussi fou que cela puisse paraître, un autre homme travaille alors sur un monorail gyroscopique. Pire encore, ce dernier, appelé August Scherl, vient de dévoiler sa machine. Louis Brennan n’a donc pas le luxe d’attendre et fait sa démonstration plus tôt que prévu.
Malgré l’intérêt de Winston Churchill et celui d’un certain nombre d'autres hommes ayant pignon sur rue, l’incroyable véhicule de Louis Brennan ne sera jamais développé à échelle industrielle par le gouvernement. On lui reproche notamment, et surtout, de n’avoir qu’un seul rail. Selon les décideurs des années 1910, un tel système ne suscitera jamais la confiance du public. Pour eux, seul un bon vieux système à deux rails peut apparaître comme suffisamment solide pour attirer les foules. Une analyse bien peu visionnaire puisque, même s’ils sont loin d’être majoritaires, de nombreux monorails circulent ou ont circulé dans différents coins de la planète.
Comme l’aérotrain de Jean Bertin, le monorail gyroscopique de Louis Brennan et ceux de August Scherl et de Piotr Shilovsky font partie de ces inventions qui ont contribué à l’évolution de la technologie ferroviaire. Ce ne sont pas simplement des technologies non viables ou non validées en leur temps, ce sont les traces indélébiles de la créativité sans borne dont les êtres humains ont fait preuve pour faire circuler des véhicules sur des rails, simples ou doubles. De la même manière que les prototypes de trains légers de la SNCF, ils sont autant d’exploration de ce qui est faisable ou pas, pertinent ou pas dans une époque donnée, sur un espace donné, pour combler un besoin donné. Alors nous tirons notre casquette de conducteur à tous ceux et toutes celles qui ont un jour essayé d’améliorer le train, à tous ces inventeurs infatigables qui ont passé des années à développer des trains qui ne verront jamais réellement le jour.