C’est un conte de f(us)ée qui est en train de devenir réalité, ou du moins ainsi est-ce comment l’on aimerait nous le raconter. Depuis plusieurs années, des entrepreneurs parmi les plus influents au monde se sont mis martel en tête à l’idée de faire des néologismes d’alunir ou d’amarsir, des mots courants pour décrire l’action d’une navette spatiale foulant le sol lunaire ou martien. Jeff Bezos comme Richard Branson en sont certains : ils seront (et chacun a bien l’intention de l’être seul) les chantres du tourisme interplanétaire.
Cette semaine, nous prenons le temps de décortiquer l’impact de cette drôle de tendance, déjà devenue concrète avec les premiers vols tests réalisés à l’été 2021, par Blue Origin, et Virgin Galactic. S’il est une évidence, c’est que la vision de ces entreprises s’oppose en bien des points à celle pragmatique et non moins onirique que nous portons à bord de Midnight Trains. Quand nous voulons réinventer le voyage en réenchantant les trains de nuit, ces entreprises promettent de dépasser les limites du voyage en désenchantant notre vie de tous les jours. Car le bilan carbone de ces expéditions vers l’infini et au-delà, ne sera pas sans conséquences ici-bas.
Dans cette course à l’échalote interstellaire, la question de l’impact climatique pourrait bien être le coup de sifflet mettant un terme à cette idée lancée sans plus y penser. Dans le cas de Blue Origin, l’écurie de Jeff Bezos, et de Virgin Galactic, celle de Richard Branson, leurs navires spatiaux réaliseront des vols suborbitaux, en cela qu’ils ont pour finalité d’atteindre cette invisible frontière entre l’atmosphère de notre planète et l’espace. Dans le cas de Virgin Galactic, l’ambition affichée est de dépasser cette limite de 80 km, pour commencer, quand Blue Origin veut déjà aller plus loin, à hauteur de 100 km. Et cela suppose une lourde dépense d’énergie pour y parvenir.
En effet, la force de projection des navettes spatiales doit être suffisamment puissante pour les propulser au-delà de l’atmosphère, au moyen d’une vitesse s’échelonnant entre 3.500 et 4.000 km/h. Une telle poussée n’est envisageable qu’au moyen de la combustion d’un colossal volume de propergols, ces substances dont la décomposition permet la propulsion des fusées. En fonction des carburants utilisés, nombre de produits chimiques, découlant de cette décomposition, viendront polluer massivement notre atmosphère. Parmi celles-ci, vous l’avez dans le mille, le fameux CO2, autrement dit le dioxyde de carbone, ce vorace gaz à effet de serre qui explique en grande partie le dérèglement climatique.
Prenons le cas de Virgin Galactic. SpaceShipTwo - c’est son nom - est largué par un avion porteur, après que ce dernier l’ait déjà bringuebalé pendant une bonne heure de vol, occasionnant déjà de la pollution sur son passage. Afin de se propulser, le vaisseau a alors besoin d’opérer la combustion d’un mix de protoxyde d’azote et d’un dérivé du polybutadiène.
Si ces mots ne vous disent rien, sachez néanmoins que selon une estimation de la Federal Aviation Administration (FAA), ils sont ainsi la source du rejet de 27,17 tonnes de CO2, lors d’un vol complet. Et à raison de six passagers par vol, cela fait 4,52 tonnes de CO2 par passager. Soit l’équivalent du tour de la Terre, seul à bord d’une voiture moyenne. Pire, le luxe de s’envoyer en l’air - on a quelques alternatives moins impactantes à leur proposer en la matière - à bord de SpaceShipTwo représente aussi l’équivalent de plus de deux fois l’émission individuelle annuelle permettant, selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de tenir le dérèglement climatique en deçà de 2° d’augmentation.
Chez Blue Origin, les résultats ne sont pas meilleurs pour Jeff Bezos. Son engin à lui s’appelle New Shepard et on se demande bien de quoi il entend être le berger. Pas du greenwashing en tout cas. A l’écouter, sa fusée vole plus vert que vert, grâce à un mix d’oxygène et d’hydrogène liquides, a priori plus propres donc. Blue Origin a la vantardise formelle : “le seul sous-produit de la combustion du moteur est la vapeur d’eau, sans aucune émission de carbone». Vraiment ?
C’est la question que s’est posée avant nous, le site TreeHugger, reconnu internationalement pour ses études sur l’impact climatique. Et son diagnostic est tout autre. « L’hydrogène utilisé a lui-même une empreinte carbone importante, avance-t-il. Il s’agit principalement d’hydrogène gris obtenu par reformage à la vapeur du gaz naturel, un processus qui libère 7 kilogrammes de CO2 par kilogramme d’hydrogène.» Et tenez-vous bien : le vol de New Shepard supposant 24 tonnes de carburant, dont une bonne partie d’oxygène certes, TreeHugger en déduit que la masse de CO2 d’un vol est équivalente à la bagatelle de 93 tonnes. Là aussi à bord, ils ne sont que six à embarquer à bord de New Shepard, soit un impact de 15,5 tonnes de CO2 par passager.
Si à ce stade, le tourisme spatial s’apparente à une attraction marginale pour happy-fews, la tendance pourrait s’inverser au cours des années à venir, au désarroi de la communauté scientifique, tant ce rêve interstellaire pourrait tourner au cauchemar terrestre. Gardons donc les pieds sur terre, et puis, nous avons encore tant de chemins de fer à parcourir ensemble, avant de vouloir alunir ou amarsir.