Depuis les débuts de Midnight Weekly, elle s’est invitée ou insinuée uniquement de façon éclair au gré des missives que nous vous adressons, chaque semaine. Pourtant, la littérature entretient une idylle vieille de près de deux siècles avec le rail : c’est comme si le mouvement de la locomotive élancée sur les voies ferrées relevait d’un lien similaire à celui entretenu entre l’artiste et sa muse.
Pour s’en rendre compte, il suffit de lire le récit que fait Jean Cocteau au début de son tour du monde en 80 jours alors qu’il va vers Rome, d’assister à la rencontre entre Antoine de Saint-Exupéry et le Petit Prince à bord d’un train en direction de Moscou, ou encore de sourire face au dessein charnel que prêtent au voyage ferroviaire Guillaume Apollinaire et Alphonse Allais. Oui, les écrivains sont inspirés quand ils laissent le train les transporter à tout point de vue, et cette semaine, ce sont plus particulièrement les poètes que nous mettons à l’honneur.
Pourquoi ça ? Tout simplement car “ce n’est pas de raconter les choses réellement arrivées qui est l'œuvre propre du poète, mais bien de raconter ce qui pourrait arriver”. Fions-nous donc à la lucidité de Jean Giono et allons déceler ce que les souffleurs de vers ont disséminé au gré de leurs écrits : si les mots précèdent les maux, alors sans doute les vers nous permettent-ils d’être allègrement visionnaires.
S’il en est un à évoquer avant tout autre, c’est bien Emile Verhaeren, ce poète natif de la région d’Anvers, sur qui les trains, notamment de nuit, opérèrent une fascination magistrale exprimée dans nombre de ses poèmes. Jugez plutôt avec ces extraits de celui intitulé Plus loin que les gares, le soir.
“La campagne sournoise et la forêt sauvage
L'absorbent tour à tour en leur nocturne effroi ;
Et c'est le mont énorme et le tunnel étroit
Et la mer tout entière, au bout du long voyage.
(...) Et tout s'oublie - et les tunnels et les wagons
Et les gares de suie et de charbon couvertes -
Devant l'appel fiévreux et fou des horizons
Et les portes du monde en plein soleil ouvertes.”
Ironie de l’histoire : ce ravissement devant l’éclat du ferroviaire lui coûta sans doute la vie. Le 27 novembre 1916, il est en gare de Rouen où la foule s’est massée sur le quai, quand, tentant de monter dans son train déjà en marche, il glisse et a les jambes coupées, mourant peu après. Quelques années avant cette sinistre fin, c’est un autre poète, Valéry Larbaud qui expurgeait sa transe à bord de l’Orient-Express dans son poème Ode.
“Prête-moi ton grand bruit, ta grande allure si douce,
Ton glissement nocturne à travers l’Europe illuminée,
(...) J’ai senti pour la première fois toute la douceur de vivre,
Dans une cabine du Nord-Express, entre Wirballen et Pskow.
(...) Prêtez-moi, ô Orient-Express, Sud-Brenner-Bahn , prêtez-moi
Vos miraculeux bruits sourds et
Vos vibrantes voix de chanterelle ;
Prêtez-moi la respiration légère et facile
Des locomotives hautes et minces, aux mouvements
Si aisés, les locomotives des rapides,
(...) Ah ! il faut que ces bruits et que ce mouvement
Entrent dans mes poèmes et disent
Pour moi ma vie indicible, ma vie
D’enfant qui ne veut rien savoir, sinon
Espérer éternellement des choses vagues.”
Oui, le train est bien cet écrin en mouvement méthodique et déroutant, qui trouble les perceptions jusqu’alors connues, à la façon d’une absinthe ferroviaire. Poète parmi les poètes, Victor Hugo lui aussi nous livre le récit de ses hallucinations alors qu’il quitte Anvers pour Bruxelles, en 1837 :
“Le soir, comme je revenais, la nuit tombait. J'étais dans la première voiture. Le remorqueur flamboyait devant moi avec un bruit terrible, et de grands rayons rouges, qui teignaient les arbres et les collines, tournaient avec les roues. Le convoi qui allait à Bruxelles a rencontré le nôtre. Rien d'effrayant comme ces deux rapidités qui se côtoyaient, et qui, pour les voyageurs, se multipliaient l'une par l'autre. On ne se distinguait pas d'un convoi à l'autre ; on ne voyait passer ni des wagons, ni des hommes, ni des femmes, on voyait passer des formes blanchâtres ou sombres dans un tourbillon. De ce tourbillon sortaient des cris, des rires, des huées. Il y avait de chaque côté soixante wagons, plus de mille personnes ainsi emportées, les unes au nord, les autres au midi, comme par l'ouragan.
“Il faut beaucoup d'efforts pour ne pas se figurer que le cheval de fer est une bête véritable. On l'entend souffler au repos, se lamenter au départ, japper en route ; il sue, il tremble, il siffle, il hennit, il se ralentit, il s'emporte ; il jette tout le long de la route une fiente de charbons ardents et une urine d'eau bouillante ; d'énormes raquettes d'étincelles jaillissent à tout moment de ses roues ou de ses pieds, comme tu voudras ; et son haleine s'en va sur vos têtes en beaux nuages de fumée blanche qui se déchirent aux arbres de la route. (...) Il est vrai qu'il ne faut pas voir le cheval de fer ; si on le voit, toute la poésie s'en va.”
Cette poésie s’en va-t-elle seulement jamais ? Sans doute sa demeure, où se camouflent les illusions d’optiques et les troubles auditifs qu’elle exprime, n’est autre que la gare, cet espace qui dispose de son propre langage. Où le hall des pas perdus ne l’est que pour celui qui était venu chercher autre chose que l’éblouissement fortuit à venir. La gare, c’est bel et bien cet espace où les indices de la ville à venir ou d’arrivée sont eux aussi dissimulés, disséminés comme autant de clins d’œil nous murmurant ce que notre séjour nous réserve. Et c’est Jacques Prévert qui l’avait sans doute, mieux que quiconque, compris : “Le Temps nous égare, le Temps nous étreint ; Le Temps nous est gare, le Temps nous est train”.