Que vous souhaiter en ce début d’année, si ce n’est de prendre le large autant que vous le pourrez ? Autant que vous le pourrez ou même, soyons fous à l’heure de ces résolutions toujours trop sérieuses, plus encore que vous ne le pensez possible. Alors voilà, pour commencer 2022 à des années-lumières des soubresauts d’une pandémie aux variants voyageurs, c’est à un tour du monde que nous vous souhaitons de rêver, tant depuis bientôt deux ans, sa seule idée est devenue une utopie pour quiconque la caresserait. Allez, prenons-nous donc à rêver.
Un tour du monde, mais sans avion, cela va de soi. Après tout, la première fois qu’un homme en rêva au point qu’il en fasse un livre en 1872, il n’eut jamais recours aux airs pour que Phileas Fogg et Jean Passepartout envisagent de le boucler en 80 jours. Souvenez-vous, les deux comparses quittent Londres pour Suez (7 jours en train et bateau), puis Bombay (13 jours en bateau), Calcutta (3 jours en train), Hong-Kong (13 jours par les flots à nouveau), Yokohama (6 jours, toujours en paquebot), San Francisco (22 jours en bateau encore), New York (7 jours grâce aux chemins de fer), et enfin, Londres (en bateau puis en train pour le finish). Une épopée littéraire qui nous a donné le goût de parcourir le monde, à sa seule évocation dès notre plus jeune âge.
Cette odyssée n’a pourtant pas été qu’un livre. Elle en a même été deux. Plus de soixante ans après sa publication par Jules Verne, c’est un autre artiste qui, au début de 1936, se prend à rêver d’un tour du monde en 80 jours. Alors qu’une décennie européenne monstrueuse prend déjà forme, ce n’est pas tant l’envie de revisiter ce périple qui illumine l’esprit de Jean Cocteau, mais plutôt le désir de le vivre pour de bon. “N’est-il pas juste que je me repose un peu, que je circule sur la terre ferme et que je prenne comme tout le monde des chemins de fer et des bateaux?”, se dit-il. Et s’il imagine ce voyage comme “une lente promenade et des haltes paresseuses dans chaque port”, il va vite réaliser que le défi est tout aussi contraint à son époque sans recourir à l’avion.
Dans son cas, c’est de Paris que Jean Cocteau partira, et il ne fera pas le voyage sans sa plume : le directeur du journal Paris-Soir - celui-là même qui permit à Antoine de Saint-Exupéry de rencontrer le Petit Prince dans un train en direction de Moscou - lui demande d’en faire le récit dans ses colonnes. Le 28 mars 1936 à 22h20, Jean Cocteau quitte Paris et c’est à bord du train en direction de Rome que tout commence.
“Un sommeil humain m’accable, un sommeil extraordinaire, massif, opaque, entrecoupé de retours lucides à la surface et de paysages qui défilent à mes pieds dans le cadre des vitres. Les trains jouent des symphonies de Beethoven. C’est toujours le souvenir de leurs phrases qui s’enroule de lui-même au rythme haletant de la vitesse, comme si leur origine, la surdité, les apparentait à ce silence composé de mille bruits organiques. Ce battement du sang, ce sombre métronome des artères, ces marches triomphales, ces gares nocturnes et, le jour, ces villes blanches, presque arabes, de cubes, de linges et de minarets, au bord d’une mer du bleu des boules de lessive, ce seront les entractes du théâtre du rêve dont les comédiens interprètent les drames intraduisibles”.
Jean Cocteau n’est pas parti depuis vingt-quatre heures que déjà la mélodie et les paysages rendus possibles par les chemins de fer, l’inspirent. C’est à 21h, le lendemain, qu’il arrive en gare de Rome, où il lui faut attendre un nouveau train de nuit en direction de Brindisi dans les Pouilles, d’où un bateau le mènera à Athènes. Il a trois heures et demie devant lui, et qu’à cela ne tienne, notre midnighter avant l’heure en profite pour visiter la Ville éternelle au clair de lune. “Parce que la nuit, on voit comment une ville est faite. Elle est vide, les hommes ne détruisent pas l’échelle de son décor (...) et les plus nobles façades n’hésitent pas à venir vous parler à l’oreille”.
Comme le prélude à de nouvelles rêveries que son train de nuit suivant lui insufflera, Jean Cocteau laisse la nuit lui ouvrir les yeux. Au fil de sa balade dans les rues romaines, ce voyage dans le voyage a quelque chose d’un moment suspendu, alors qu’il écoute “le chant des fontaines (qui) dénonce la ville véritable, nécropole qui échappe à la pioche de Mussolini”. Ce tour du monde n’en est qu’à ses prémices et il a déjà quelque chose de planant pour le poète, quelque chose qui aiguise aussi sa lucidité, loin de sa routine parisienne.
“Cette course entre deux trains et deux sommeils ne change pas ma manière de voir. (...) L’âme d’un pays ne change pas. C’est elle qui nous observe derrière les palais blindés, (...) derrière le masque tragique du Duce. C’est elle que j’écoute cette nuit, suffoquer, bégayer, avouer, revendiquer, par l’eau de lune des fontaines. (...) Les fontaines libres sortent de plus loin. Elles jaillissent par-dessus les censures, et leur buée légère décolle les affiches. Je vous ai bien comprises, fontaines de Rome. Cette nuit, rien ne vous dérange. Le maître est fier de vos bouches sculptées ; il ne pense pas à étouffer leurs aveux”.
Au cours des 365 jours de 2022, souhaitons-nous donc des tours du monde comme celui de Jean Cocteau, où le train serait l’un de nos précieux alliés à l’heure de nous essayer aux chemins de traverse transfrontaliers. Laisser uniquement aux voyages le soin de former la jeunesse, ce serait autrement renoncer à ce qu’ils affûtent en nous d’empathie, d’humanité et de clairvoyance. A 47 ans, Jean Cocteau l’avait bien compris quand il quitta Paris, le 28 mars 1936.
Tour du monde en 80 jours, mon premier voyage est édité aux éditions L’Imaginaire, Gallimard