Nicolas Bargelès — Quand on monte un projet comme Midnight Trains, on n'a jamais de vacances. En tout cas, pas de vraies vacances. Ce n’est pas le genre de projet qu’on laisse derrière soi quand on claque la porte de son bureau pour s’abandonner à la torpeur du mois d’août. Ni qu’on oublie quand on enfile son maillot de bain. Surtout quand il manque, comme nous l’avons expliqué la semaine dernière, l’ultime réponse. Celle dont on a besoin pour boucler un financement qui n’a pas été sans difficulté ni sans rebondissements dignes d’un roman à suspense dans le monde des fonds d’investissement. Bien évidemment, nous ne nous contentons donc pas de profiter du soleil ou de l’air frais de la montagne. Nous avons de petits devoirs de vacances qui consistent à faire avancer les différents dossiers en cours. Nous échangeons avec le constructeur, avec certains partenaires stratégiques et avec nos futurs financeurs lorsque cela s’avère nécessaire. Ces derniers continuent quant à eux à mener ce qu’on appelle les vérifications diligentes, les due diligences en anglais. Soit les vérifications préalables à tout investissement de taille. Rien que du très classique. Jusqu’à ce que la nouvelle tombe.
Romain Payet — En effet, le 29 août 2023, la banque d’affaires reçoit un mail du fonds d’infrastructures d’Europe du Nord. Celui qui nous avait officieusement donné tous les feux verts. En substance, il dit ceci : que leur comité d’investissement a finalement pu examiner notre dossier tout en réfléchissant, de manière plus générale, à la question des investissements ferroviaires. Que les membres du comité ont été impressionnés par le business plan de Midnight Trains ainsi que par le travail de ses dirigeants (nous donc, mais cela n’a rien d'une autocongratulation croyez-le bien). Mais que — vous les voyez arriver — il leur est impossible d’investir dans notre entreprise. Deux raisons principales à cela. D’une part, ils estiment que Midnight Trains est trop jeune. Trop start-up. D’autre part, il leur semble qu’il reste encore trop à accomplir sur l’acquisition de matériel roulant, la levée de la dette bancaire et la négociation du contrat et des conditions de location des trains. Des choses qui sont d’autant plus difficiles à accomplir sans le soutien d’un tel fonds d’infrastructures. Enfin, et c’est peut-être la phrase la plus dure à avaler, ils ajoutent qu’ils s’estiment généralement prêts à prendre des risques. Juste pas celui qui consiste à investir dans Midnight Trains.
Soyons directs, la nouvelle est violente. Notre premier sentiment tient d’une certaine amertume. Nous avons appris à nos dépens qu’il y a souvent un décalage entre nos interlocuteurs au sein des fonds et les décisionnaires à leurs têtes. Les premiers s’enflamment rapidement tandis que les seconds rationalisent. Ces derniers ne placent aucun affect ou intérêt personnel dans les projets qu’ils examinent. Ils posent un regard froid sur les choses. Mais dans ce cas précis, ce décalage nous est franchement douloureux. Le second sentiment, qui vient tout de suite après, est une certaine forme de culpabilité quant à nos actionnaires. Il y a presque deux mois, nous leur avons présenté un dossier solide. Nous leur avons demandé assez d’argent pour tenir six mois. Et lorsque nous revenons vers eux le 31 août 2023, c’est pour leur annoncer une très mauvaise nouvelle. Nous ne leur avons évidemment jamais menti. Nous n'avons pas habillé la mariée, comme le dit un vieux dicton du monde des affaires. Mais nous aurions peut-être dû attendre un peu pour les solliciter. Enfin, troisième sentiment, en rupture mais pas incompatible avec les deux premiers : ce fonds d’infrastructures n’était qu’une des roues de l’attelage. Grâce à la rallonge de nos actionnaires, nous avons encore quatre à cinq mois devant nous pour le remplacer. Car nos autres futurs investisseurs — le fonds majoritaire sur l’OpCo et le fonds public français — ne nous lâchent pas. Ils restent à nos côtés malgré ce revers. Il faut donc nous remettre en selle.
Adrien Aumont — Cela ne vous aura pas échappé, ces reproches sont du déjà-vu. D’autres nous les ont faits avant ce fonds. Encore et encore. À commencer par le plus insupportable de tous à nos yeux : “trop start-up”. Parce que nous sommes nouveaux dans le secteur. Parce que nous n’avons pas encore d’actifs. Et parce que nous cherchons à disrupter une partie du marché. Nous entendons dans leurs propos la petite musique de certains opérateurs ferroviaires historiques : les trains de nuit sont une niche, un peu à l’abandon, car trop complexes et trop onéreux à faire tourner. Ce à quoi nous répondons avec un modèle innovant, assez loin des façons de faire de nos prédécesseurs : sur des marchés autrement plus conséquents que de petites lignes d’aménagement du territoire, avec un produit hybride entre transport et hôtellerie. En somme, avec un autre regard sur cette partie du monde ferroviaire. Ce qui rend la pilule difficile à avaler pour les gros fonds connaissant mal le secteur. Nous prenons donc deux décisions radicales. La première : muscler notre dossier pour ne plus ressembler à une start-up. La seconde : démarcher exclusivement des connaisseurs du marché.