Nicolas Bargelès — Passons maintenant au matériel roulant, et plus exactement aux voitures. En effet, la première chose à savoir sur le sujet est que, lorsque je rejoins Adrien et Romain, ils ont déjà tranché pour des voitures tractées par une locomotive plutôt que pour des éléments automoteurs. C’est une décision avec laquelle je suis complètement en accord. Car, même si ces derniers sont désormais assez majoritaires dans le transport de voyageurs de jour, ils ne sont pas tellement adaptés au train de nuit — surtout pour rouler sur plusieurs réseaux différents.
Tout d’abord, lorsqu’on veut circuler dans dix pays, il faut savoir que les éléments automoteurs sont plus difficiles à homologuer à l’étranger. Ils peuvent par exemple générer des courants harmoniques liés à leur électronique de puissance capables de faire changer la signalisation derrière eux. Un train mal adapté peut donc littéralement faire passer un feu du rouge au vert, ou inversement, après avoir circulé sur la voie. Ce qui peut bien évidemment provoquer de graves problèmes. Beaucoup de choses sont donc à tester, avec des démonstrations de sécurité complexes. Et comme chaque réseau est différent, malgré une législation européenne commune, il reste de petits bouts de règlements nationaux un peu partout. C’est également vrai pour les voitures tractées mais l’homologation est encore plus difficile pour les rames automotrices. Et puis, la présence d’un système de motorisation réparti sur toutes les caisses provoque un effet vibratoire pouvant être désagréable. Cela les rend aussi plus lourdes et rend donc la suspension moins efficace. Bref, on y dort moins bien que dans une voiture qui est, pour résumer, une simple caisse posée sur des bogies.
La simplicité de ce matériel roulant en comparaison des éléments automoteurs nous donne aussi plus de liberté pour l’aménagement intérieur des cabines, ce qui est une immense valeur ajoutée de Midnight Trains. À l’époque déjà, Adrien et Romain avaient créé des diagrammes de l’intérieur des voitures. Ils ont évolué depuis mais ils n’en demeurent pas moins à la fois innovants, modernes et extrêmement agréables. Ils constituent le cœur du projet. Cela a été dit ici à plusieurs reprises : d’autres ont fait rouler des trains de nuit avant nous, mais pas ceux que nous allons faire rouler. Plus encore que les autres, les nôtres ont besoin d’utiliser l’espace pour créer une expérience nouvelle. Or, nous devons déjà régler la dichotomie entre les systèmes techniques — les portes, la climatisation, l’électronique, etc. — et le design. Nous n’avons pas besoin d’une motorisation au milieu de tout ça. Cependant, la question du design, comme l’ajout d’un lit Queen Size ou d’une douche dans une cabine change la répartition des masses et peut donc complexifier les questions d’homologation.
C’est là que le constructeur que nous avons choisi entre en scène. Comme l’ont déjà expliqué Romain et Adrien dans une saison précédente, il a une importante expérience dans le domaine. Il sait déjà comment fabriquer et faire homologuer des trains de nuit, qu’ils s’agissent de voitures contenant des cabines ou des wagons-restaurants. En travaillant avec lui et en lui commandant du matériel déjà existant mais adaptable à nos besoins, nous évitons de repartir de zéro, d’une page blanche. Et pour cause, il connaît déjà largement les règles supplémentaires de chaque pays, compilées dans un document appelé Règles techniques nationales notifiées. Il sait les exigences italiennes sur les sorties de secours et les systèmes de détection feu/fumée liées au grand nombre de tunnels transalpins. Il n’est pas surpris par l’importance donnée par la Suisse aux courbes de faible rayon. Ce qui nous permet, encore aujourd’hui, d’avancer sereinement et collectivement sur ces questions de répartition des charges.
Mais il serait faux de croire que tout est fini lorsqu’on a fait homologuer ses voitures et qu’on a obtenu l’AMM, l’Autorisation de Mise sur le Marché. Les gestionnaires d’infrastructures peuvent imposer des règles aux opérateurs de train comme Midnight Trains. Même un matériel autorisé à rouler à 200 kilomètres/heure sur le réseau français peut ainsi être limité à 140 kilomètres/heure par SNCF Réseau. Pourquoi ? Pour ne pas trop abîmer les infrastructures déjà largement vieillissantes du rail français. Parmi tous ceux que nous prévoyons d’emprunter, c’est celui qui est dans l’état le moins brillant, lignes à grande vitesse exclues. Enfin, et c’est peut-être la chose la plus difficile à voir au premier coup d’œil, il y a la question de la puissance électrique utilisée par la voiture, qu’elle reçoit par le biais de la caténaire. Or, entre les deux, il y a le pantographe de la locomotive. Si le modèle de ce dernier n’est pas adapté aux lignes empruntées par le train, avec quatorze voitures et un wagon-restaurant, on peut faire fondre la caténaire. Surtout à l’arrêt, en gare ou sur les voies de garage. Et un train composé de voitures trop lourdes ne pourra pas partir à l’assaut des Alpes, car aussi performante que soit la locomotive, elle sera limitée par la puissance disponible. Un peu comme sur certaines lignes du Sud Ouest de la France où les TGV sont contraints de fonctionner au quart de leur puissance s’ils ne veulent pas faire disjoncter le secteur électrique. Beaucoup de ces installations ont été dimensionnées dans les années 1940-1950.
Bref, pendant la conception du matériel roulant, il faut garder un œil sur pas mal de paramètres qui vont parfois au-delà du respect des normes techniques. Les décisions en termes de matériel roulant ont donc commencé par le choix d’un constructeur expérimenté puis se sont poursuivies par un long dialogue — qui dure encore — pour passer d’un modèle existant aux futures voitures de Midnight Trains. Des voitures que, bien évidemment, il faut tracter avec une locomotive. Ce qui va m’amener à un nouveau bilan sur le matériel roulant.