Et si on prenait de la hauteur en ce début de Midnight Weekly? Sans vous envoler par trop haut, imaginez-vous donc contempler la Terre vue du ciel. Au-delà des artères naturelles de notre planète que sont les fleuves, il vous serait alors possible de voir combien l’humain a ajouté des synapses essentielles à ses déplacements : les chemins de fer. Avec pas moins de 1.115.000 km2 de rails apposés de par le monde, ils vous apparaîtraient comme une évidence.
Une évidence pour voyager et transporter des marchandises, certes. Et pas que. Cette semaine, nous levons le rideau sur une utilisation des chemins de fer qui, toujours vus du ciel, prennent davantage la forme d’une fermeture éclair aussi étrange que malvenue. Car le sens du progrès rendu possible par le rail est de connecter, partager et rapprocher, non pas de diviser, retrancher ou condamner. Et pourtant.
Oui, pourtant, à regarder de plus près les derniers développements des chemins de fer en Russie, c’est une drôle de tournure qu’ont pris les événements, dans ce pays où le rail est tsar. Dès l’essor du ferroviaire au XIXe siècle, le train est devenu le meilleur allié des dirigeants de la nation la plus étendue au monde pour assurer le liant entre ses régions les plus éloignées, à l’image du mythique Transsibérien. Cela put même donner lieu à des épisodes qui font encore jaser aujourd’hui, comme cette fameuse histoire du doigt du tsar.
Revenons-en à des temps plus contemporains. Depuis la fin de l’URSS, le rail a été de toutes les ambitions géopolitiques à l’est de l’Europe : tantôt connectant Moscou au cœur battant de l’Europe, tantôt permettant aux jeunes démocraties de l’Est de s’émanciper des ambitions du Kremlin. Et dans une version forte en controverses, il y a le cas de la Crimée : les chemins de fer ont tout bonnement achevé d’annexer cette région stratégique par la Russie.
La Crimée, c’est cette péninsule au climat méditerranéen qui ouvre pour qui la possède, un accès précieux sur la Mer Noire. Au fil des siècles, la Grèce, l’Empire Ottoman, l’Empire Russe et enfin, l’URSS mettent la main dessus. Quand le Mur s’effondre à la fin de la Guerre froide, la Crimée obtient un statut de république autonome au sein de l’Ukraine, même si Sébastopol, port de Crimée géographiquement tactique où la Russie a une base navale depuis 1783, fait exception avec un statut de ville libre. Autant le dire, cette nouvelle donne ne plaît pas à tout le monde.
A commencer par le Kremlin, qui peut compter avec le soutien de la communauté russophone de Crimée. A dire vrai, tant que les autorités ukrainiennes sont amies avec Moscou, la chasse gardée est somme toute préservée. C’est en 2014 que ça se corse. Souvenez-vous, Kiev se soulève contre le pouvoir pro-russe lors de la Révolution de Maïdan, aussi appelée Révolution de la Dignité. Ce mouvement finit par avoir gain de cause et l’Ukraine sort de la zone d’influence russe. Et à partir de là, Moscou passe à une offensive dont nous vivons encore aujourd’hui les conséquences en cascade.
Hors de question pour la Russie de perdre pour de bon, la Crimée. Alors que Kiev déboulonne l’influence russe, le Parlement de Crimée décide d’organiser sans traîner un référendum sur le rattachement de la région à la Russie. Le résultat a des allures de plébiscite avec 96,6% de oui et la communauté internationale dénonce immédiatement une annexion de ce territoire par Moscou, qui n’en a cure : le rouble devient illico-presto la monnaie officielle de la Crimée et les horloges de la région divorcent du fuseau de Kiev pour épouser celui de Moscou. Non, la Russie n’y va pas par quatre chemins (de fer) et bientôt, c’est le rail qui va parachever l’annexion.
Moscou veut un accès direct à la Crimée qui est jusqu’alors séparée du reste du territoire par un détroit, celui de Kertch, uniquement franchissable en ferry. La construction d’un pont ferroviaire et routier, long de 18km, est donc décidée et confiée à Arkadi Rotenberg, partenaire de judo de Vladimir Poutine, pour un montant de 3 milliards de dollars. Au passage, les choses ne sont pas faites à moitié : ledit pont est suffisamment proche du niveau de l’eau pour empêcher les navires les plus importants de passer dessous et d’accéder ainsi aux ports ukrainiens de Marioupol et Berdyans. Annexer et léser, un deux en un sans appel.
Quelques années plus tard, en 2019, l’inéluctable section ferroviaire est inaugurée en grande pompe, avec un train quittant Saint-Pétersbourg et ralliant la Crimée en seize heures de temps. Depuis, deux trains prennent quotidiennement la direction de Moscou tandis que d’autres assurent la liaison avec Kazan, Ekaterinbourg ou encore Kislovodsk, dans la région du Caucase. Dans le même temps, les liens ferroviaires avec l’Ukraine ont été rompus : plus aucun train ne circule sur ces voies depuis 2014. Moscou a réussi son coup : tout concorde par le rail à ce que la Crimée ne puisse plus faire machine arrière et envisager un jour de se défaire de la mainmise russe.
A l’heure où il n’y a jamais eu autant de murs échafaudés à travers le monde, même les chemins de fer dont l'œuvre de couture historique et méthodique a permis au monde de se connecter pour mieux se comprendre, peuvent à présent prendre des atours de grande muraille camouflée. Mais à ce jeu-là, qui trop étouffe, mal détient ?
Passionnés des enjeux croisés du ferroviaire et de la politique internationale, nous vous recommandons Géopolitique du rail d’Antoine Pecqueur où ce journaliste dissèque avec brio combien le train organise l’espace et les zones d’influences sur notre planète.