Si vous avez assidûment lu nos séries sur les grandes nationalisations et les grandes ouvertures, vous avez probablement remarqué que certains noms reviennent régulièrement dans nos colonnes. Nous avons donc décidé de consacrer une série de cinq articles aux grandes familles du ferroviaire européen et américain, à commencer par les frères Émile et Isaac Pereire. Pionniers et artisans de la création du réseau de chemins de fer de l’hexagone, leurs noms en sont aussi indissociables que ceux de Georges Nagelmackers ou George Pullman le sont des trains de nuit.
Emile et Isaac sont tous les deux nés à Bordeaux, respectivement le 3 décembre 1800 et le 25 novembre 1806. Issus d’une famille juive ayant dû fuir l’Espagne puis le Portugal et petits-fils de Jacob Rodrigue Pereire, un pionnier de l’éducation des enfants sourds et muets, ils sont élevés par leur mère Rebecca. Devenue veuve assez jeune, celle-ci se débat pour permettre à ses fils de vivre correctement malgré d’importantes difficultés financières. A 22 ans, Emile, l'aîné, est envoyé à Paris chez un oncle et ami de la famille, Isaac Rodrigues-Henriques, où son frère le rejoint un peu plus tard.
Il faut dire que, chez les Pereire, les liens familiaux sont sacrés. Si sacrés qu’ils se traduisent parfois de manière un peu étrange. Ainsi, Emile va épouser Rachel, la fille de son nouveau pygmalion, qui n’est autre que sa cousine germaine, en 1824. Seize ans plus tard, en 1840, son petit frère Isaac épouse quant à lui la fille d’Emile, Fanny, en secondes noces et lui fait quatre enfants. Une façon de faire datant d’une autre époque et dont on vous laisse juges. Cela en dit toutefois long sur la profondeur des liens qui unissent ces deux frères. Ils ne se brouilleront d’ailleurs jamais au cours de leur vie ni ne cesseront d’avancer dans la même direction.
Ces liens familiaux se traduisent aussi dans la manière dont Isaac Rodrigues-Henriques, leur met le pied à l’étrier en les introduisant dans les cercles financiers. Là, ils fréquentent certains membres des plus prestigieuses familles du monde de la banque, comme les Rothschild, les Hottinguer ou encore Bénédict Fould. Les frères Pereire commencent par se lancer dans le journalisme économique, collaborant notamment avec le journal Le Globe, Le Journal des débats ou encore Le National. Mais leur ambition est bien trop grande pour qu’ils se contentent de regarder et d’analyser. Alors que la France boude encore un peu le rail, les deux frères y croient quant à eux dur comme fer. A longueur d’articles, ils défendent mordicus la nécessité de développer le réseau, menant une bataille acharnée contre les détracteurs de notre moyen de transport préféré.
Intelligents, entrepreneurs dans l'âme et bénéficiant d’un important réseau, Emile et Isaac ne se contentent toutefois pas d’écrire et ils décident de se lancer eux-mêmes dans cette aventure industrielle. Ils multiplient donc les demandes, les rendez-vous, débattent passionnément et s'échinent à convaincre la place de Paris. Ils finissent par obtenir gain de cause lorsque le roi Louis-Philippe accorde la concession de la ligne Paris-Saint-Germain à Emile Pereire en 1835. N’ayant pas eux-même les moyens de financer le projet, ils se tournent vers leur allié James de Rothschild qui, avec quelques autres investisseurs, soutient largement ses protégés.
Le chantier est de taille. Bien que le tracé ne présente pas de grande difficulté, il s’avère tout de même nécessaire de bâtir deux ponts ferroviaires et de creuser un tunnel. A cela s’ajoute la nécessité d’exproprier quelques familles parisiennes et banlieusardes. Sans parler des négociations avec les riverains qui, très peu habitués au train, se méfient fortement de cette bien étrange construction. Le choix de la ligne n’a cependant rien d’anodin. La ville de Saint-Germain-en-Laye, qui a le bon goût de ne pas être très éloignée de Paris, constitue alors l’une des destinations préférées des Parisiens pour se promener. Cette ligne devra donc attirer ces derniers et servir de vitrine au transport de passagers en train. La ligne est finalement inaugurée le 24 août 1837 en présence de la reine Marie-Amélie et de ses fils. Le roi, lui, décide de ne pas se montrer. Ses conseillers craignent pour sa vie, ce qui en dit long sur la réputation qu’a le train à l’époque.
Le succès est immense et les frères Pereire s’appliquent à convaincre le gouvernement de continuer à investir dans le ferroviaire. En 1845, Emile est associé à la création de la Compagnie des chemins de fer du Nord avec James de Rothschild et plusieurs autres puissants banquiers. De son côté, Isaac compte parmi les administrateurs du Paris-Lyon, aux côtés des Laffitte. Mais ce n’est pas tout, ils investissent et/ou s’impliquent à différents niveaux et de différentes façons dans le développement de réseaux ferrés en Algérie, en Autriche, en Espagne. L’un des tournants de cette irrésistible ascension est l’année 1852 où, aidés par l’arrivée au pouvoir de Napoléon III, ils obtiennent la concession de la Compagnie des chemins de fer du Midi et fondent le Crédit Mobilier. C’est à cette époque qu’ils commencent à s’éloigner des Rothschild pour des raisons qui sont sujettes à débat. Certains parlent de jalousie, d’autres de divergences économico-politiques.
Les investissements des frères Pereire ne se limitent pas aux chemins de fer. Secteur minier, transport maritime avec la création de la célèbre “Transat”, assurances, immobilier, entrepôts, ils placent leurs billes un peu partout et vont même jusqu’à acheter un établissement thermal. A la fin des années 1860, leur fortune est estimée entre 100 et 200 millions de francs or. Ils mènent pourtant une vie de travail, profitant peu de leur argent et s’ils organisent régulièrement des festivités, c’est surtout pour entretenir leur immense réseau de relations. Leur hôtel particulier de la rue du Faubourg Saint-Honoré est tellement couru que celui des Rothschild l’est de moins en moins. Dans les salons du tout-Paris, on raconte d’ailleurs que cela rend James, leur ancien allié, absolument fou de jalousie. A n’en pas douter, les frères Pereire maîtrisent désormais parfaitement les usages qui courent chez les puissants. En 1863, ils renforcent encore leur position en devenant tous les deux députés, Emile en Gironde et Isaac dans les Pyrénées-Orientales. Une énième démonstration de l’indestructible lien qui les unit.
Les choses finissent toutefois par se gâter pour Emile et Isaac. En plus des Rothschild qui sont devenus leurs rivaux, ils comptent pas mal d’ennemis, dont la Banque de France. Et pour cause, ce duo de trublions a conçu un temps l’idée de créer une seconde institution d’émission de monnaie. C’est dire le niveau de leur ambition. Ainsi, lorsque de mauvais investissements finissent de vider les caisses du Crédit Mobilier, les ennemis des frères Pereires dans le monde économique se mettent à manœuvrer. Tant et si bien qu’ils parviennent à leur faire quitter la direction de leur entreprise au moment de son sauvetage financier en 1867.
Mais il en fallait bien plus pour mettre ces deux bourreaux de travail à la retraite. Dès les années 1870, ils retournent au charbon et réintègrent progressivement les hautes sphères économiques ainsi que les conseils d’administration. Ils recommencent même à investir, notamment dans les chemins de fer, essentiellement depuis Arcachon où ils se sont installés. Sans jamais arrêter de travailler, Emile meurt en 1875, suivi de peu par son allié de toujours, Isaac, en 1880. Deux pionniers qui, unis par le sang et par le fer, se sont suivis d’un bout à l’autre de leurs vies.