Contrairement à celui des frères Pereire, le nom des Rothschild est connu de tous. Immense dynastie de financiers dirigeant un empire bancaire tentaculaire, ils suscitent depuis leur ascension un mélange de respect, d’admiration, de jalousie et de haine. C’est donc de cette famille hors du commun, et plus particulièrement de James, que nous allons vous parler dans ce deuxième épisode de notre série sur les grandes familles européennes et américaines du rail.
L’histoire des Rothschild en tant que grande famille d’argentiers commence avec la naissance de Mayer Amschel en Allemagne, au XVIIIe siècle, dans le ghetto juif de Francfort-sur-le-Main. Leur nom de famille actuel leur vient d’ailleurs de la maison de la ruelle des juifs dans laquelle la famille a longtemps vécu. Celle-ci portait un petit écusson rouge et était désignée comme Zum roten Schild, “à l’écusson rouge”. Ce qui, par contraction, donnera Rothschild quand un de leur aïeul décida, comme beaucoup d’autres juifs de l’époque, de “patronymiser” sa famille.
Quelques générations plus tard, Mayer Amschel Rothschild, qui est donc considéré comme le fondateur de la dynastie sous sa forme actuelle, transforme le commerce de change et de numismatique de son père en une banque. Formé à la finance, ce surdoué de la gestion de l’argent et de l’information s’attire vite les grâces des puissants, dont celle de Guillaume Ier, prince-électeur de Hesse. Considéré comme l’une des plus grandes fortunes d’Europe, celui-ci confie la gestion de son argent au patriarche Rothschild lorsqu’il part en exil.
Mais Mayer ne compte pas se limiter à l’Allemagne et envoie ses fils s’installer dans différents pays. Alors que son frère Nathan s’est installé à Londres, James (anciennement Jacob) s’installe à Paris en 1810. Sur place, il fait d’abord office de correspondant pour son père avant de lancer sa propre banque. Le patriarche quitte ce monde en 1812, après s’être associé avec ses quatre fils. D’une intelligence et d’une probité extrêmes, James met en place un réseau d’information d’une efficacité redoutable. Traitement soigneux des dépêches, pigeons voyageurs ou encore réseau d’informateurs permettent ainsi aux Rothschild d’être considérés comme les gens les plus informés d’Europe, plus encore que les Rois, les Empereurs et les Princes, et de réaliser des opérations financières de haut vol. Il se raconte même que Nathan aurait réussi un monstrueux coup de bourse en apprenant avant tout le monde la défaite de la France à Waterloo. Plus étonnant encore, il se dit qu’il aurait surveillé la bataille depuis une colline environnante avant de foncer à Londres pour placer ses billes. Si le déroulement exact des faits est sujet à débat chez les historiens, il témoigne bien de la toute-puissance et du génie que l’on prête à cette famille devenue richissime et anoblie par l’Empereur d’Autriche au début du 19e siècle.
Les affaires de James à Paris se portent bien. Il n’a pas 25 ans qu’il jongle déjà avec les millions de francs qui lui sont confiés. Aussi habile dans les manières que dans les comptes, il se fond vite dans la haute société parisienne dont il adopte les vêtements et les usages. Une tâche dans laquelle il est très aidé par son épouse Betty (qui est aussi sa nièce) qui est elle-même devenue une protégée de la reine Marie-Amélie. Dès les années 1830, les fonds propres de sa banque sont estimés à 40 millions de francs, un chiffre qui double autour des années 1860. Seule la puissante Banque de France peut alors prétendre à mieux. Au milieu des débats houleux de l’époque sur la place de la banque dans le financement de l’industrie, James choisit ce que le professeur d'histoire économique Hubert Bonin qualifie de “banque industrielle''. En d’autres termes, il prête aux entreprises, tout en faisant bouger les lignes du crédit.
Comme nous l’avons vu dans notre épisode précédent, James se laisse convaincre par les frères Pereire d’investir dans les chemins de fer. Lui qui prêtait plutôt que d’investir se retrouve à financer la fameuse ligne Paris-Saint-Germain concédée à ses alliés du moment. Il s’implique aussi dans la ligne reliant la capitale française à Versailles ainsi que dans différentes compagnies ferroviaires en Angleterre. Puis, la famille rejoint des groupes d’investisseurs du rail en Espagne et en Italie. Probablement moins “chien fou” que les Pereire, qui deviendront ses rivaux, ses investissements sont conçus pour être plus durables, moins sensibles aux aléas de la politique mouvante de l’époque. C’est aussi James qui prend le leadership du groupe derrière la création de la Compagnie des chemins de fer du Nord. Or, c’est celle qui sera jugée comme la plus profitable de l’ensemble des compagnies créées à travers la France. Coup de chance ou coup de génie ? Chacun en pensera ce qu’il veut mais le résultat est là.
Nous ne nous étendrons pas ici sur les nombreux investissements de James de Rothschild et de ses frères mais ils touchent à bien des domaines, notamment les exploitations minières et l’immobilier. A un certain point, l’enfant du ghetto de Francfort devient le banquier des grandes opérations de la quasi-totalité des puissants d’Europe, y compris le Saint-Siège. Mais il n’est pas seulement un homme d’argent et de travail. Mondain parmi les mondains, oreille privilégiée des décideurs, organisateur d’évènements fastueux, philanthrope à la générosité légendaire et grand protecteur des arts, son influence est telle que James de Rothschild devient même un personnage de la culture populaire. Surnommé “le vice-roi de France” par la femme du ministre des Affaires étrangères du Tsar, il inspire en effet des personnages à trois des plus grands écrivains français de tous les temps : Steindhal dans Lucien Leuwen, Balzac dans La Maison Nucingen et Zola dans L’Argent. Rien que ça. Une postérité à la hauteur du destin hors du commun de cet homme et de sa famille dont le nom est encore connu de tous.