Après les ambitieux frères Pereire, les brillants Rothschild et les très engagés Pease, notre série sur les grandes familles du ferroviaire s’attaque cette fois aux Vanderbilt, une dynastie bien différente de celles que nous avons évoquées jusqu’à présent. Cette famille modeste, descendant d’immigrés néerlandais, est en effet devenue aussi richissime que clivante. Une ascension qu’elle doit en premier lieu à la détermination inflexible et les pratiques souvent douteuses d’un seul homme : Cornelius.
S’il a tout du self-made man, Cornelius Vanderbilt n’a rien d’un chevalier blanc sans peur et sans reproche. Extrêmement agressif dans ses stratégies commerciales, ne reculant jamais devant le conflit, particulièrement revanchard et connu pour sa radinerie, il tient bien plus de l’oncle Picsou ou du Loup de Wall Street que d’un entrepreneur philanthrope. Né aux Etats-Unis en 1794, à Staten Island, Cornelius se révèle très vite être une personnalité hors norme. Quatrième enfant d’une famille sans richesse, il se détache de sa fratrie par sa détermination à agir. Il ne tient pas en place, les bancs de l’école l’ennuient, ce qu’il veut, c’est un bateau. Au point que ses parents se voient contraints de lui promettre de l’aider à en acheter un s’il reste en cours encore un an. Il accepte le deal et prend sur lui.
A 16 ans, il achète donc une barge et propose aux fermiers du coin de les faire traverser pour 8 cents, soit 2 cents de moins que la concurrence. Mais il ne se contente pas de casser les prix. Il met aussi un point d’honneur à être ponctuel et il est le seul à proposer un service de traversées de nuit. Moins cher, plus efficace et plus dédié à son activité, il se taille une belle part de marché, ce qui lui vaut une profonde inimitié de ses concurrents. En 1818, alors qu’il a constitué une jolie petite flotte, il vend tout et s’engage comme capitaine à bord d’un ferry à vapeur appartenant à l’homme d’affaires Thomas Gibbons. Il est convaincu que cette technologie va rendre les autres bateaux obsolètes et qu’il doit donc se familiariser avec elle.
C’est ce qu’il fait en s’associant avec Thomas Gibbons. Ensemble, ils s’acharnent pour faire exploser le monopole du transport entre New York et le New Jersey qui avait été accordé à l’un de leurs concurrents. Cornelius s’agite, il multiplie les attaques, les provocations, il dénonce l’existence des monopoles. Il fait pleuvoir la foudre sur sa cible et parvient finalement à son objectif en 1824, lorsque la Cour Suprême se prononce en sa faveur. Mais Cornélius a besoin de plus, toujours plus. Il plante donc son associé en 1829 pour s’acheter trois bâteaux à vapeur afin de relier Philadelphie à New York. En moins de 10 ans, sa flotte compte une centaine d’appareils qui sillonnent la côte Est.
Ses méthodes sont toujours les mêmes : il s’impose, il détruit la concurrence en proposant des prix délirants. Certains de ses adversaires se trouvent parfois contraints de le payer pour qu’il s’éloigne de leur marché tant ses pratiques sont agressives. C’est le cas des frères Stevens. Selon Les Echos, ces derniers auraient versé 50 000 dollars à Cornélius pour qu’il mette fin à la guerre des prix qu’il leur menait : il avait baissé ses tarifs de 7 dollars à 1 dollar pour capter toute leur clientèle et les mettre à genoux. Un traité de paix qui n’a pas empêché le gosse de Staten Island de racheter la flotte des Stevens deux ans plus tard.
En 1860, alors que l’entrepreneur cherche de nouvelles opportunités, son regard se pose sur les chemins de fer. Il n’aime pourtant pas vraiment les trains, qu’il aurait qualifiés avec dédain de “choses qui vont sur la terre”, à cause d’un accident ferroviaire qui l’avait projeté à travers une fenêtre en 1833. Mais Vanderbilt a le nez creux, il flaire d’immenses potentialités financières cachées entre les essieux des tortillards. Il vend donc toute sa flotte de bateaux à vapeur en 1861 et prend des parts dans différentes compagnies ferroviaires : le Erie Railway, le Central Railroad of New Jersey, le Hartford and New Haven, le New York and Harlem, et bien d’autres au fil du temps. Cornélius recommence à mener des guerres commerciales où tous les coups sont permis tant les règles du marché et de la finance américaines de l’époque sont sauvages. Grâce à cela, il étend encore son réseau, essentiellement en direction de Chicago et de la région qui l’entoure.
Malgré son empire financier et ferroviaire, Cornélius Vanderbilt est méprisé par le gratin new-yorkais. On le dit vulgaire et radin puisque, contrairement aux usages, il ne donne pas aux œuvres caritatives. L’un des seuls dons qu’on lui connaît est le million de dollars ayant servi à la fondation de la Vanderbilt University à Nashville, dans l'État du Tennessee. Cornelius semble se moquer éperdument de ce que la bonne société pense de lui. C’est un bourreau de travail qui, contrairement à une partie de sa famille, vit de manière très modeste. Il meurt finalement en 1877 en léguant une immense fortune à ses descendants. Plusieurs générations d’entre eux vont d’ailleurs travailler au sein de la compagnie de chemins de fer créée par leur aïeul. Les Vanderbilt vont aussi et surtout défrayer la chronique pendant des années. Tandis que certains font prospérer les affaires, d’autres finissent ruinés ou se livrent à des batailles mondaines pour accéder à la bonne société américaine. Cette même société qui méprisait et que méprisait Cornélius. Car ce dernier ne croyait qu’au travail, à la vapeur, et aux attaques commerciales sournoises.