Dans notre édition de la semaine dernière, nous vous avons raconté comment Georges Nagelmackers, l’inventeur de l’Orient-Express, s’était inspiré des wagons-lits de l’américain George Pullman pour créer sa propre version du concept. C’est donc au parcours de cet inventeur de génie que nous avons décidé de consacrer ce second épisode de notre série sur les pères du train de nuit. Loin d’être un mondain comme son homologue belge, cet homme issu d’un milieu populaire s’est fait à la force du bras et des idées. Au cours de sa vie, il a toujours su observer, analyser et remettre en question des systèmes existants pour parvenir à saisir les opportunités qui se présentaient à lui, jusqu’à dépasser les limites de l’acceptable.
Rien dans la naissance de George Pullman ne présageait de son destin extraordinaire. Troisième enfant d’une fratrie de dix, il voit le jour le 3 mars 1831 à Brockton, dans l'État de New York, où son père devient charpentier après avoir été fermier. George n’aime pas particulièrement l’école et il la quitte donc à 14 ans pour travailler dans un magasin de produits agricoles pour un salaire mensuel de 40$. La même année, sa famille quitte la ville pour s’installer à Albion et son père, en parallèle de son métier de charpentier, se spécialise dans le déplacement de bâtiments grâce à une machine qu’il a inventée lui-même. A l’époque, d’immenses travaux d’élargissement du canal de l'Érié – qui relie le lac du même nom à l’Hudson et donc à l’océan Atlantique – en font un business florissant.
Le parcours de son père sera l’une des premières inspirations de George. Il le rejoint à Albion en 1848, puis prend la direction de son entreprise à sa mort en 1853. Même si les affaires vont bien, le jeune entrepreneur sent que le vent tourne. Le chantier de l’Erié est en train de ralentir et la récession pèse sur les Etats-Unis. George répond donc à un appel d’offre pour réhausser la majeure partie des bâtiments de Chicago qui veut se protéger des inondations et se doter d’un système d'égouts moderne. S’il n’est pas le seul opérateur à gérer ce chantier, il en tire toutefois une certaine renommée et une certaine aisance financière.
George ne s’arrête pourtant pas là. Souvent amené à voyager pour gérer son commerce, il ne peut que constater l’inconfort, le service déplorable et le manque de propreté des trains américains dans lesquels il passe parfois la nuit. Sa nature entrepreneuriale prend alors les commandes et le conduit à développer deux wagons-lits avec un de ses amis politiciens. Ils parviennent à les faire rouler sur quelques parcours locaux mais ils sont mal adaptés au rail américain, ce qui en limite grandement leur succès.
En 1859, George fonce vers le Colorado. C’est la grande ruée vers l’or et il compte bien tirer son épingle du jeu pour financer la construction de wagons plus modernes et plus confortables. Très vite, l’entrepreneur comprend que le meilleur moyen de faire fortune n’est pas d’être chercheur d’or mais d’aider les autres à chercher. Il se débrouille donc pour créer une entreprise qui propose du matériel, qui broie le minerai et qui permet aux chercheurs d’or de se reposer, de se restaurer ou de remplacer leurs bêtes de trait. Une fois sa fortune faite, George retourne à Chicago où il développe le Pioneer, un nouveau wagon-lit onéreux mais propre, confortable et élégant. Les passagers qui l’empruntent disposent notamment d’un accès à un cabinet de toilettes avec de l’eau froide et de l’eau chaude. Un luxe immense pour l’époque.
George frappe un grand coup lorsque le président Abraham Lincoln est assassiné en 1865. Le corps de cet homme illustre est transporté dans un train qui traverse tout le pays pour que le peuple puisse lui rendre hommage. Alors que le cortège se trouve à proximité de Chicago, la veuve de Lincoln se sent mal et doit immédiatement être renvoyée chez elle à Springfield. L’occasion est trop belle : Pullman met son Pioneer à disposition et engrange une immense publicité.
L’entrepreneur lance ensuite le President, un wagon-lits accompagné d’une cuisine et d’un restaurant, puis le Demonico, consacré à la cuisine gastronomique. Pullman pousse encore en développant cinq niveaux de trains et menant une politique extrêmement agressive contre ses concurrents. Plus tard, il fait construire une usine à quelques encablures de Chicago, puis une ville autour pour accueillir ses employés. Celle-ci compte notamment des logements, des théâtres, des zones commerciales, des églises et tout ce dont pourraient avoir besoin les habitants.
Ce petit paradis artificiel est pourtant loin de satisfaire tout le monde. Les journaux indépendants et les discours publics y sont interdits tandis que des inspecteurs de l’entreprise entrent régulièrement dans les maisons pour en vérifier l’entretien et la propreté. Pire encore, les employés sont contraints de consommer au sein de la ville. Ce n’est pourtant que lorsque Pullman décide de coupes sombres dans les salaires et les postes que ses employés se mettent en colère. Commence alors la “Grève Pullman”, un gigantesque mouvement de soulèvement qui fait plusieurs morts et des dizaines de blessés. Il ne sera brisé que par l’intervention des troupes fédérales. Pullman est quant à lui condamné par la Cour Suprême de l’Illinois à céder la propriété de sa ville à Chicago, à laquelle elle est rattachée. Il meurt trois ans plus tard, en 1897, d’une crise cardiaque et laisse derrière lui l’image controversée d’un entrepreneur à la fois génial et parfois totalement excessif.