Désolé de vous le dire mais, malgré le fait que cet article paraisse dans la 100ème édition de Midnight Weekly, nous n’avons pas de bonne nouvelle à vous annoncer à propos de l’avion à hydrogène. Et pour cause, si vous avez lu les deux épisodes précédents, vous savez que cette technologie qu’on nous vend volontiers comme la solution pour décarboner l’aviation fait face à deux problèmes majeurs. Or, ils s’opposent tous les deux assez radicalement à l’échelle, c'est-à-dire au déploiement d’avions à hydrogène un peu partout dans le monde, voire, soyons fous, partout.
Petit résumé donc. Pour faire voler des dizaines de milliers d’aéronefs à l’hydrogène, il faut trois choses. D’abord, si on part du principe qu’il y aura autant de ces nouveaux avions que des actuels, il faut assez d’hydrogène VERT pour alimenter 23 500 avions. Rien que ça. Or, nous l’avons vu ensemble précédemment, selon l'Agence Internationale de l’Energie (AIE), la demande mondiale en kérosène devrait atteindre 7,2 millions de barils par jour en 2023, soit 2,628 milliards de barils pour l’année. Pour comparaison, Emmanuel Bensadoun, responsable du pôle Expertise/Études de France Hydrogène, nous rappelle que l’Union européenne prévoit de produire 10 millions de tonnes par an à horizon 2030 et d’en importer 10 autres millions. Aujourd’hui, l’ensemble de la planète en produit environ 600 000 tonnes. Évidemment, il est impossible de comparer litre par litre ce que consomme un moteur actuel au kérosène et ce que consommera un moteur à hydrogène mais cela donne une idée du fossé à combler pour passer la technologie à l’échelle.
Pour étudier la suite de ce scénario, il faut entrer dans le monde de la prospective lourde. Nos deux postulats sont les suivants : nous avons assez d’hydrogène vert et les moteurs à hydrogène sont prêts (ce qui, nous l’avons vu la semaine dernière, est très loin d’être fait). Maintenant que ces données sont admises, il faut encore que les avionneurs décident de construire des avions équipés de cette technologie. Or, si l’on en croit la seule annonce véritablement sérieuse — celle d’Airbus — le premier avion à hydrogène fonctionnel et certifié sera disponible en 2035. Et, rappelons-le, ce sera un avion conçu pour des vols régionaux. Quant à Boeing, l’autre poids lourd du secteur, c’est bien simple, il ne mise pas sur l’avion à hydrogène. Difficile dans ces conditions d’imaginer que des lignes de production soient mises en place par les avionneurs. En tout cas tant, comme nous l’a affirmé Lamis Aljounaidi, directrice de Paris Infrastructures Advisory et économiste de l’énergie, que ça ne sera pas rendu obligatoire par des textes contraignants sur la décarbonation de l’industrie aérienne. Là encore, on est donc encore très loin d’un véritable passage à l’échelle.
Enfin, si ces avions étaient produits malgré tout, il faudrait que les compagnies aériennes les achètent. Mais là encore, les chances que ce scénario devienne réalité sont extrêmement faibles. Et pour cause, Boeing estime qu’il y aura 47 080 avions dans le ciel en 2041 contre 22 880 en 2020. Cela impliquerait l’achat de 39 490 avions passagers et cargo neufs avant cette même année 2041. Soit six ans seulement après la supposée mise en circulation de l’avion à hydrogène d’Airbus. Or, ce n’est pas un secret, les commandes d’aéronefs de transport de passagers sont le fruit de très longues négociations qui vont, pour les plus courtes, de neuf à dix-huit mois, et pour les plus longues jusqu’à plusieurs années. Et pour cause, elles peuvent s’inscrire dans des plans de développement sur dix ou vingt ans. Les compagnies ont besoin de voir loin, elles ne commandent pas à la dernière minute. Surtout que, contrairement au grand public, elles savent bien qu’Airbus ne prévoit de livrer que 720 avions en 2023. Bref, elles n’attendront donc probablement pas 2035 pour commander les modèles à hydrogène, si ceux-ci peuvent être produits en série à cette même échéance.
Vous l’aurez compris, d’un bout à l’autre de la chaîne, rien n’indique à ce stade que la technologie de l’avion à hydrogène puisse être passée à l’échelle du parc aérien mondial. Mais les défenseurs de cette technologie auront évidemment beau jeu de dire qu’avec les investissements et la volonté politique nécessaires, rien n’est impossible, même pas transformer l’ensemble de la filière énergétique, aboutir les moteurs et contraindre avionneurs et compagnies aériennes à se mettre à l’hydrogène, et ils ont raison. Malheureusement, il existe aujourd’hui un consensus qui suffit à répondre à la question initiale de cet article que nous avons volontairement fait durer pour vous exposer certains des paradoxes du rêve d’une aviation décarbonée : personne n’envisage aujourd’hui d’utiliser les avions à hydrogène pour le long courrier (ou alors au kérosène de synthèse produit à l’hydrogène). Jeu, set et match.