Vous ne l’ignorez pas, chez Midnight Weekly, nous n’aimons pas seulement les trains. Nous aimons aussi les artistes, les écrivains et les cinéastes qui s’en inspirent pour créer des œuvres mythiques. Après vous avoir parlé du voyage inspirant d’Antoine de Saint-Exupéry, des inspirations d’Agatha Christie ou encore du transsibérien raconté par Blaise Cendrars, nous explorons cette semaine l’une des œuvres majeures d’Emile Zola : La Bête Humaine. Et pour cause, ce roman aussi sombre que magistral se déroule dans le monde ferroviaire du 19e siècle. Allez, on embarque à bord de la Lison pour une plongée dans un monde où les rouages des cerveaux criminels tournent au même rythme que ceux des locomotives.
Dix-septième volume de la série Les Rougon-Macquart publié en 1890, La Bête humaine s’ouvre sur la vie de Roubaud et de sa jeune et charmante femme Séverine. Sous-chef de la gare du Havre, le couple s’est rendu à Paris pour tirer cet homme borné mais loyal d’un mauvais pas. Quelques jours plus tôt, il s’en est pris à un passager prestigieux qui insistait pour monter dans un wagon de première classe alors qu’il voyageait avec son chien. Et qu’il aurait donc dû prendre une place dans une voiture de seconde classe réservée aux chasseurs et à leurs animaux.
Heureusement pour la carrière de Roubaud, sa femme est la petite protégée de Grandmorin, président de la compagnie de chemin de fer de l’Ouest. Une relation qui va lui éviter de se retrouver placardisé dans une minuscule gare où aucun train ne passe. Mais au fil de l’histoire, on découvre que le protecteur de son épouse est aussi son violeur et que, sous sa douceur bienveillante, se cache l’emprise d’un prédateur sexuel. Déjà passablement jaloux, Roubaud s’enfonce alors dans une psychose qui le pousse à vouloir assassiner le président Grandmorin. Ainsi commence la spirale meurtrière de La Bête humaine.
Car ne vous y trompez pas, ce roman virtuose, écrit dans un français qui ne souffre aucune imperfection, n’a rien d’une bluette sur fond de voyage en train. Ni même d’un roman d’aventure rythmé par le bruit des essieux. Il s’agit en réalité d’une œuvre d’une immense noirceur qui explore l’influence du milieu social sur le comportement des êtres humains, particulièrement des hommes. Avec une rigueur chirurgicale, Emile Zola interroge ce qui peut pousser à tuer. La jalousie ? L’argent ? La colère contre un monde qui ne donne pas ce qu’on attend de lui ? Probablement un peu de tout ça à la fois. Chacun en fera sa propre interprétation.
Les véritables héros de La Bête humaine ne sont pourtant pas Roubaud et Séverine, ce sont en fait Jacques Lantier et La Lison. Le premier est un mécanicien de train doublé d’un tueur de femme caché sous une apparence de grand séducteur. La seconde est une locomotive que Jacques aime justement plus qu’une femme. D’abord présentée comme un animal, elle prend vite les atours d’une amoureuse dans l’esprit malade de ce personnage ombrageux. Témoin du meurtre du richissime Grandmorin par Séverine et Roubaud, il se révèle progressivement être encore plus dangereux que les époux criminels.
Comme toujours chez Zola, les personnages sont d’une profondeur vertigineuse et ce qui semble admis se défait à l’aune de nouveaux événements. Ainsi, Jacques Lantier devient l’amant de Séverine, avec laquelle il prévoit de tendre un piège mortel à Roubaud. Mais là encore, les choses sont plus complexes qu’elles n’y paraissent dans un premier temps. Et l’intervention d’autres personnages, eux-mêmes portés par des objectifs propres, va complexifier encore l’histoire. Dans La Bête humaine, point de place au hasard, aux intrigues mal ficelées ou aux deux ex machina. Tout a un sens et chaque action de chaque protagoniste se justifie de manière cohérente.
Cet art de la précision se retrouve aussi dans la construction même du roman. Organisée le long de la ligne entre la gare de Paris-Saint-Lazare et Le Havre, elle prend la forme de séries d’allers-retours qui ne sont pas sans rappeler les rotations d’un express régional. Sauf que cette rotation là est rythmée par plusieurs accidents dont la gravité va crescendo, illustrant la descente aux enfers dans laquelle sont engagés tous les personnages du livre. Le dernier d’entre eux, véritable climax de l’œuvre, n’est d’ailleurs jamais raconté par l’auteur. Il nous laisse simplement face au suspens insoutenable que représente un train lancé à pleine vitesse, totalement hors de contrôle. Un roman dont l’écriture lumineuse, qui contraste avec la noirceur de son contenu, rend un hommage vibrant à un monde ferroviaire décrit avec une précision et une exactitude hors du commun. Un must read absolu pour tous les amoureux de cet univers, mais aussi pour les autres.