Quelle drôle d’histoire que celle que nous vous racontons ici. Au cours des précédents articles, nous n’avons eu de cesse de vous expliquer combien les chemins de fer ont, depuis le XIXe siècle, assuré la couture pérenne entre des territoires qui s’ignoraient quand ils ne claquemuraient pas les uns les autres. A dire vrai pourtant, la réalité de l’essor ferroviaire a été bien plus contrariée que cela.
Souvenez-vous. Quand le XIXe siècle s’élance industriellement en rugissant, les nations d’alors voient en les chemins de fer une aubaine économique propice à les rendre rutilantes. Dans la foulée de la pionnière Angleterre, nombre d'États européens en font une priorité, que ce soit dans l’espoir d’ancrer leur indépendance comme en Belgique ou par souci de rester dans la course comme en Russie.
Oui, ce sont bien les ambitions nationales respectives qui président à cet essor frénétique collectif. La conséquence n’en est pas moins logique : tout occupés à voir midi à leur gare, les industriels ferroviaires ne prennent pas le recul nécessaire pour mesurer combien leur œuvre rêvera plus grand qu’eux-mêmes. Ces bâtisseurs sont loin d’imaginer tous les bénéfices internationaux que le réseau ferroviaire va rendre possibles.
Fruit de ces œillères malvenues, demeure encore aujourd’hui une incongruité malheureuse, que deux siècles n’ont pas suffit à rectifier : l’écartement des rails. Aussi fou que cela puisse paraître, celui-ci n’est pas le même partout en Europe : quand son standard est généralement de 1,435 m, il est de 1,668 m en Espagne et au Portugal, et de 1,520 m en Russie (et dans la plupart des nations qui appartenaient alors à l’empire russe).
Intéressons-nous donc au cas ibérique. Quelle mosca a donc bien pu piquer les industriels espagnols lorsque le rail fait irruption dans la péninsule ibérique en 1843 ? A en croire une légende pas piquée des abejorros, les Espagnols auraient sciemment pris la décision de se distinguer du reste de l’Europe. Un nom la résume à lui seul : celui de Napoléon. A l’époque où ce dernier dévoré par sa fougue expansionniste repoussait sans cesse les frontières de son empire, l’Espagne n’avait pas fait exception jusqu’à ce qu’une guerre d’indépendance ne renvoie les impétueux Français de l’autre côté des Pyrénées en 1813.
Trente ans après, toujours selon ce mythe, les Espagnols auraient donc décidé d’un écartement atypique des rails pour se prémunir d’un nouvel envahissement par ses voisins du nord. L’histoire valant son pesant de pittoresque nationaliste, elle a perduré au point qu’aujourd’hui encore, elle soit bien souvent avancée pour toute explication à cette incongruité. La réalité, c’est que la vérité est une fois de plus, ailleurs.
Commençons tout de go par regarder quelles villes furent reliées dans le cadre des premières lignes de train espagnoles. En 1843, c’est le trait d’union entre Barcelone et Mataró (aujourd’hui située dans son agglomération) qui est réalisé sur 28 km, avant qu’en 1845, Madrid ne soit connectée à Aranjuez (45 km). La légende est donc déjà sacrément caduque puisque ces chemins de fer sont bien loin de la frontière française d’où un cheval de Troie ferroviaire attendrait, fougueux, de galoper à travers la péninsule.
Ce qui achève de faire de cette légende, une histoire à dormir debout, c’est un texte autrement plus pragmatique de 1844, précisément un rapport d’experts des chemins de fer. L’assemblée savante réunie y expose ses conclusions quant au développement du rail en Espagne. Face à un “pays vierge” - tel qu’ils le définissent - au relief accidenté et marqué par des chaînes de montagnes qui ont tout de frontières naturelles interrégionales, les ingénieurs sont formels : il est nécessaire de faire appel à des locomotives suffisamment larges pour qu’elles soient en mesure d’escalader les pentes au devant desquelles elles iront.
L’état des lieux ainsi dressé sans appel, les dirigeants espagnols ne cillent pas et l’écartement ibérique d’advenir. Résultat : aujourd’hui, le réseau péninsulaire folâtre allégrement par monts, vaux et collines, sans pour autant faire facilement le pont avec le reste du Vieux Continent. Ou presque.
Après des décennies à payer les effets de cette décision, le gouvernement espagnol de Felipe Gonzalez ne refera pas la même erreur quand, dans les années 1980, les premières lignes à grande vitesse (LGV) sont créées pour qu’y fuse l’AVE, le cousin transpyrénéen du TGV. Ce réseau de LGV est aujourd’hui le plus étendu d’Europe avec 3.240 km de voies et, fait essentiel, il est aligné sur l’écartement standard appliqué ailleurs en Europe, afin de favoriser des lignes transfrontalières. Et qui sait ? Cela pourrait bien nous donner envie de vous emmener en Espagne prochainement, à bord de nos hôtels sur rails !