Romain Payet — Maintenant que nous y voyons un peu plus clair sur les grandes masses économiques du ferroviaire et sur nos revenus potentiels, nous devons nous entourer de professionnels du secteur sur deux sujets principaux : l'ingénierie et le design des trains. Ce sont en effet des compétences que nous n’avons pas nous-mêmes mais que nous n’avons pas besoin d’avoir à temps plein au sein de Midnight Trains. Nous nous tournons donc vers des entreprises de consulting spécialisées dans ces deux domaines, conseillées par les différents experts avec lesquels nous avons échangé précédemment.
Adrien Aumont — Que ce soit pour l’ingénierie ou le design, ce sont toujours les trois ou quatre mêmes noms d’entreprises qui ressortent. C’est un petit marché dont les clients se résument presque toujours à la SNCF et la RATP. Notre véritable question est donc la suivante : ces gens peuvent-ils travailler avec une petite entreprise lancée par des gens qui ne viennent pas du secteur, avec des budgets qui ne sont pas ceux d’un Etat et sans avoir affaire à une armée mexicaine comme celles des entreprises historiques du rail ?
Romain Payet — Nous nous lançons donc dans une sorte de grande tournée pour essayer de déterminer quelle boîte d'ingénierie sera la plus à même de nous aider. A ce stade, nous ne savons pas encore exactement ce que nous cherchons, nous avons besoin de personnes capables de nous aider à préciser ces besoins, pas simplement de répondre à une commande déjà établie. Les désillusions arrivent très vite. Nous enchaînons les rencontres et les réunions mais nous nous rendons compte que le fossé culturel est immense. Nous avons parfois du mal à nous faire comprendre et inversement. Pire encore, à chaque sortie de réunion, nous avons plus d’incertitudes qu’avant d’y entrer. Or, ces prestations ne sont pas gratuites et il nous semble un peu effrayant de payer de telles sommes pour avoir cette sensation.
Adrien Aumont — C’est très déstabilisant car, c’est une chose admise, le temps ferroviaire est un temps très long, dans lequel tout le monde s’installe confortablement. C’est un monde dans lequel il n’y a rien de dérangeant à prendre deux semaines pour répondre à un mail. Pour nous qui arrivons de secteurs beaucoup plus réactifs et connectés, le choc est brutal. On va d’ailleurs finir par choisir l’entreprise qui se montre la plus dynamique, on pourrait presque caricaturer en disant que nous nous arrêtons sur celle qui répond le plus vite aux mails.
On se retrouve donc dans une réunion durant laquelle l’entreprise doit déterminer les meilleurs profils de consultants pour la mission. En face de nous, nous avons un mélange de vétérans du secteur et de quadras qui sont passés par la SNCF avant de migrer vers le consulting. L’ambiance est très agréable, détendue, tout le monde y va de sa petite anecdote sur le secteur. Pour nous, qui ne venons pas de là, c’est passionnant, on apprend beaucoup de choses, mais il se passe plus d’une heure avant que la réunion ne commence véritablement.
Romain Payet — Ce qui nous met la puce à l’oreille, c’est que cette réunion devait être un coup de démarreur pour Midnight Trains et une session de cadrage pour la mission que nous souhaitons confier à cette entreprise. Malheureusement, il n’en ressort pas grand-chose. C’est vrai que l’ambiance est agréable. Ce sont des gens de terrain, des hommes et des femmes qui ont vraiment fait rouler des trains. Malgré ça, je trépignais sur ma chaise, je voulais que ça démarre, que ça avance. D’ailleurs, en sortant de là, nous sommes d’accord avec Adrien : ça ne va pas le faire, il nous faut autre chose.
Cette autre chose, c’est Luigi Martinelli, un ingénieur italien qui arrive jusqu’à nous un peu par hasard. On nous l’a recommandé parce qu’il avait audité du matériel roulant espagnol que nous envisageons d’acheter à ce moment-là. Dès le premier appel, nous comprenons qu’il est différent de nos autres interlocuteurs, qu’il est entrepreneur dans l’âme. Il est tout aussi passionné que ses confrères que nous avons rencontrés mais, contrairement à eux, il ne se contente pas de soulever des problèmes. Il apporte aussi des solutions. Cela nous prend un peu de temps mais nous finissons par comprendre que c’est lui qu’il nous faut. Il va d’ailleurs progressivement prendre énormément d’importance au sein du projet. Nous en reparlerons plus tard.
Adrien Aumont — En parallèle de la quête qui nous mène à Luigi, nous faisons aussi le tour des quelques entreprises de design industriel ayant une véritable maîtrise des enjeux du ferroviaire. Notre idée de départ consiste à associer l’une d’elles à un grand nom de l’architecture, pour que sa créativité et son imagination nous permettent d'avoir une bonne longueur d'avance dans la définition du train de nuit du futur. Cela s’est déjà fait par le passé, avec Christian Lacroix, Philippe Starck, Matali Crasset. Le concept est séduisant. D’ailleurs, tous les cabinets auxquels nous en parlons nous disent la même chose : bien sûr, ce serait un plaisir de travailler avec un tel profil. Tous sauf un : Yellow Window. Par la voix de Patricia Bastard.
Elle nous rentre tout de suite dedans et nous dit que c’est une fausse bonne idée qui remonte à loin, que ça a toujours accouché d’une souris, le plus souvent boiteuse. Elle ne travaillera pas avec nous si nous prenons cette direction. C’est la première qui pose son expertise sur la table et qui justifie son propos avec des exemples et des explications claires. On est assez séduit par cette idée et cela se confirme lorsqu’on rencontre Julien d’Hoker, l’associé de Patricia, un brillant designer industriel, avec lequel le courant passe aussi très bien.
Un peu comme avec Luigi Martinelli, ils nous donnent tous les deux la sensation de nous apporter des solutions même dans la contrainte. Pour designer un train, il ne suffit pas de rêver, il faut se plier à un certain nombre de restrictions réglementaires et techniques mais ils ont toujours des alternatives à proposer. Par exemple, lorsqu’on voulait mettre du bois dans nos wagons, ils nous ont envoyé les normes portant sur le sujet pour nous faire comprendre que ça ne serait pas possible, accompagnées de trois propositions de faux bois qui pourraient convenir. Là encore, c’est une école de pensée, celle qui consiste à dire qu’un problème, ça se contourne, celle dont tous les entrepreneurs ont besoin.
L’importance de la place de Yellow Window a été encore renforcée lorsque nous avons malgré tout rencontré un grand cabinet d’architecte avec eux. Dès les premières secondes, nous avons réalisé que ça ne le ferait pas, que tous les égos autour de la table n’allaient pas pouvoir tenir dans le même projet, qu’ils n’allaient pas pouvoir se plier à toutes les contraintes techniques exigées par le design d’un train. Il n’en fallait pas plus pour trancher définitivement, ce serait Luigi Martinelli pour l'ingénierie ferroviaire et Yellow Window pour le design de nos trains. Avec eux, nous allons pouvoir poser nos idées sur le papier pour affiner encore nos coûts, nos prévisions de trafics et nos futurs revenus. Et attaquer notre première levée de fonds.