De nos jours, il faut à peine plus de trois heures pour aller de Paris à Marseille. Un saut pour prendre le TGV depuis la gare de Lyon, dans le sud de la capitale, et c’est plié. On se retrouve au sommet de l’escalier monumental de la gare marseillaise de Saint-Charles avant que ce soit l’heure de déjeuner. Mais, bien évidemment, ça n’a pas toujours été le cas. Loin de là même. Car cette célèbre ligne, dont l’immense flux de voyageurs intéressent plusieurs compagnies ferroviaires, n’est pas la première à relier la Ville-Lumière à la Cité Phocéenne. Dès le XIXe siècle, une immense voie ferrée passant notamment par le Massif central est construite dans ce but. Restée un temps une alternative à la Grande Vitesse, celle-ci comprenait un tronçon célèbre pour l’exploit technique qu’a représenté sa construction ainsi que pour la beauté de son itinéraire : la ligne des Cévennes. C’est à son bord que nous emmenons aujourd’hui.
Imaginez un peu la scène. Puisque vous avez du temps pour rejoindre votre famille dans le midi, vous avez décidé de monter à bord d’un train reliant Clermont-Ferrand, dans le département du Puy-de-Dôme, à Nîmes, dans celui du Gard. Car au lieu de proposer un trajet majoritairement rectiligne et plat, celui-ci se déplace à travers un paysage accidenté et complexe, presque entièrement déserté par les hommes, les routes et les voitures. Entre Langeac et Alès, celui-ci traverse de profondes gorges, s’enfonce dans des montagnes de roche tranchante, enjambe des cours d’eau et sinue au cœur de petits villages qui semblent endormis depuis des décennies. Au niveau de La Bastide-Puylaurent, il atteint même son point culminant en circulant à 1.023 mètres d'altitude. Il réalise ensuite une plongée vertigineuse de 825 mètres de dénivellation en 45 kilomètres à travers les Cévennes.
Appartenant à la ligne allant de Saint-Germain-des-Fossés à Nîmes-Courbessac, la ligne des Cévennes constitue donc un itinéraire splendide mais incroyablement questionnant. Pourquoi les hommes derrière ce projet ont-ils choisi de faire passer une voie ferrée dans un paysage qui lui semble aussi hostile ? Et bien, la réponse est simple : c'est le chemin le plus court. Et à l’époque, même si les moyens techniques sont limités, les volontés sont grandes. Et pour cause, bien que la situation politique de la France du XIXe siècle soit particulièrement changeante, le réseau ferré hexagonal est en pleine expansion, à coups de lignes concédées à des capitaines d’industrie et de compagnies ferroviaires qui s’absorbent les unes les autres. C’est dans ce contexte que la ligne des Cévennes voit le jour.
Construite en plusieurs étapes au cours des années 1860, elle mobilise entre 6000 et 7000 ouvriers. Durant des années, à la force du pic et de la pioche, ceux-ci vont creuser une roche particulièrement dure, notamment du granit et du basalte, avec l’énergie de ceux qui croient en l’avenir. Ils descendent dans les gorges inaccessibles aux attelages pour construire là où personne n’a jamais construit. Rien que dans les gorges de l’Allier, ils bâtissent 200 000 mètres carrés de murs de soutènement hauts de 5 à 25 mètres selon les zones. Quant aux ingénieurs, ils se décarcassent pour vaincre par l’esprit les obstacles que la nature dresse devant eux. C’est un autre temps, un temps où l’être humain perçoit son environnement naturel comme devant être conquis, comme quelque chose que l’on domine et que l’on s’approprie. Au total, ce sont plus de 171 ouvrages qui voient le jour le long de la ligne des Cévennes, dont les deux viaducs courbés de Chapeauroux et de Chamborigaud qui s’étirent respectivement sur 433 et 409 mètres.
Vous l’aurez compris, la construction de cette ligne représente donc un exploit technique exceptionnel, considéré par beaucoup de spécialistes comme l’une des plus grandes réalisations du Second Empire sur le plan du génie civil. Comme le rapportent certaines archives, son coup de marteau final passe pourtant relativement inaperçu au moment où il est donné. Les choses ne s’arrangent pas vraiment avec le temps puisque, malgré la splendeur de l’itinéraire et l’usage de la ligne pour transporter viande, charbon bois et autres, celle-ci peine à trouver de la rentabilité.
En 1955, son destin prend cependant un nouveau tournant. Parallèlement aux liaisons régulières qui circulent toujours, un train appelé Le Cévenol est lancé. Mais ce dernier n'a pas pour but de convoyer du fret, il sert essentiellement à ce que ceux qui l’empruntent profitent de la vue à travers l’Allier, le Puy-de-Dôme, la Haute-Loire, l’Ardèche, la Lozère et le Gard. De décennie en décennie, le matériel roulant du Cévenol évolue et se fait parfois panoramique pour optimiser encore l’expérience. Car progressivement, l’alternative au TGV que représente la ligne sur laquelle il circule se fait de moins en moins concrète. A partir de 2007, son itinéraire est même réduit à un parcours Clermont-Ferrand-Nîmes, pour le plus grand malheur des partisans de l’ultra slow travel. Ainsi, en près d’un siècle, l’incroyable développement de la technologie ferroviaire a donc transformé un exploit humain en une attraction touristique doublée d’un TER. Cruel destin ou magnifique destin, chacun en jugera.