Nous en avons déjà parlé dans ces colonnes, la Chine développe depuis des années un gigantesque réseau ferroviaire domestique qui s’étend aujourd’hui sur environ 150 000 kilomètres. Mais l’ambition ferroviaire de l’Empire du Milieu ne s’arrête pas là. Afin d’augmenter toujours un peu plus ses exportations commerciales vers l’Union européenne, dont il est devenu le premier partenaire commercial en 2021, le pays de Xi Jinping a mis en place ce qu’il appelle La Nouvelle Route de la Soie. Se référant de manière assez évidente aux mythiques itinéraires des marchands transcontinentaux d’autrefois, il s’agit d’un ensemble de liaisons commerciales ferroviaires et maritimes permettant de faire circuler les marchandises du pays-continent jusqu’à l’Europe et l’Afrique.
Pour parvenir à ses fins, la Chine a investi des sommes colossales, a signé de nombreux accords et a construit ou fait construire de nombreuses infrastructures. Si on ajoute à cela l’appétit un peu paradoxal des Européens pour les produits Made in China, on se retrouve avec une opération parfaitement réussie. Selon le site The Conversation, en 2021, un million de conteneurs standards ont ainsi transité par la voie du rail entre l’Empire du Milieu et le Vieux Continent. Ce sont donc 14 000 trains qui ont circulé pour déplacer ces incroyables quantités de marchandises. Soit un peu plus de 38 convois par jour à sillonner cet itinéraire passant par le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne puis, finalement, l'Allemagne.
Bref, tout se passait bien jusqu’à ce que le début de l’invasion russe en Ukraine en février 2022 ne fasse dysfonctionner la jolie route ferroviaire de Xi Jinping. S’ils ne visent pas véritablement ce parcours ferroviaire, les paquets de sanctions européennes et américaines ont découragé de nombreuses entreprises de le faire emprunter à leurs produits. Et ce bien que cela ait encore été techniquement possible, comme l’expliquait Xavier Wanderpepen, consultant spécialiste du fret ferroviaire entre la Chine et l’Europe, au journal français Le Figaro : “En fait, on a su très vite que, juridiquement, les entreprises ne risquaient rien en passant par la Russie, car elles achètent la prestation de transport à un broker chinois ou kazakh et ne traitent jamais directement avec les Russes.” Mais la crainte d’une modification brutale des sanctions ou, peut-être pire, d’être accusés de collaborer avec la Russie, a poussé de nombreux groupes à chercher de nouvelles façons de rallier les deux bouts de l’Eurasie.
Tandis que certains ont pris la décision de rallonger leurs délais de transport en se tournant vers le transport maritime, d’autres ont choisi une route ferroviaire alternative : le middle corridor, qui sinue à travers le Kazakhstan, l'Azerbaïdjan et la Géorgie. Plus long d’environ dix jours, celui-ci présente de nombreuses difficultés. En plus de passer par ce que le professeur émérite d’HEC Jean-Paul Michel Larçon appelle “des pays de cultures et d'orientations géopolitiques très différentes”, il traverse aussi la mer Caspienne et la mer Noire. Des obstacles naturels qui engendrent des ruptures de charges et des retards intempestifs. La très importante hausse du trafic engendré par ce brutal changement d’itinéraire s’est avérée difficile à gérer pour les opérateurs. Les ports par lesquels transitent les conteneurs n’ont ni la capacité ni les moyens de gérer efficacement d’aussi importantes quantités de marchandises. Quant aux navires, ils ne sont tout simplement pas assez nombreux pour répondre aux besoins des industriels de faire circuler leurs produits.
Pour faire face à ces problèmes, cette route ferroviaire répondant aussi au nom de corridor transcaspien se dédouble de plus en plus. Un second itinéraire passant par la Turquie ne cesse en effet de se développer grâce à un accord signé dès mars 2022 entre la Sublime Porte, l'Azerbaïdjan, la Géorgie et le Kazakhstan. Mais là encore, les infrastructures sont insuffisantes pour compenser la perte de la route du Nord traversant la Russie. Au point que la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) a annoncé un investissement de 100 millions d’euros dans Kazakhstan Railways, la société nationale de chemin de fer du pays. Plus étonnant encore, les difficultés d’acheminement sont telles que certaines entreprises ont décidé de délocaliser leur production pour ne plus être touchées par celles-ci.
Ainsi, si la guerre en Ukraine n’est une victoire pour personne, elle aura tout de même contraint les grands industriels à s’interroger sur les endroits où ils produisent. Car même si l’Europe orientale et la Turquie sont encore loin de pouvoir rivaliser avec les prix chinois, elles ont le mérite d’être plus proches du marché européen que ne l’est l’Empire du Milieu. De plus, et c’est bien là l’essentiel, elles y sont reliées par des trains fiables et efficaces, qui ne traversent que des pays peu suspects d’envahir leurs voisins. Et ça, ça n’a pas de prix quand on veut faire fonctionner son business sans discontinuer.