Notre série sur les grandes familles du rail européen et américain quitte la France pour se tourner vers la Grande-Bretagne. Après vous avoir conté les histoires des frères Pereire et de la famille Rothschild, c’est cette fois à deux générations de la famille Pease que nous nous intéresserons. Moins connue du grand public, celle-ci a pourtant vu naître deux pionniers incontournables de l’histoire du monde ferroviaire : Edward et son fils Joseph.
Commençons donc par Edward. Né en 1767 à Darlington, en Angleterre, ce fils de marchand de laine rejoint le business familial dès l’âge de 14 ans après avoir quitté l’école. Il n’a pas l’âme d’un étudiant mais il a l’amour du travail, et tous ceux qui l’ont connu le décrivent comme étant doté d’une énergie indomptable. Pour faire tourner l’entreprise de sa famille, Edward sillonne les routes pour acheter des toisons de moutons aux éleveurs puis revendre des pièces tissées aux marchands des grandes villes, dont Londres. A chaque voyage, sa compréhension des enjeux du transport de marchandises s’affine, il en comprend les faiblesses et les marges de progression. Son métier, via lequel il rencontre aussi bien des petits producteurs que des industriels et des acteurs du business londonien, lui permet de se persuader de quelque chose. Il y a un coup à jouer en développant un système de transport pour relier les houillères du comté de Durham au port de Stockton, pour livrer du charbon à Londres plus efficacement. Plus vite que les houillères concurrentes.
La première idée d’Edward consiste à améliorer la navigabilité du fleuve Tees. Mais, finalement, à force de se renseigner et d’étudier la faisabilité du projet, son cœur bascule. Au diable le transport fluvial, c’est un chemin de fer qu’il faut construire. C’est beaucoup moins cher et beaucoup plus efficace que de creuser un canal ou de dompter une rivière. A partir de 1817, il fait donc la promotion de ce moyen de transport auprès de qui veut l’entendre. Il court les salons, multiplie les rendez-vous en haut lieu et sollicite les élus. Grâce à cela, et après deux échecs, un Act of Parliament autorise la mise en place d'une ligne de chemin de fer à traction hippomobile sur le parcours que demande Edward le 19 avril 1821. Mais celui-ci est rapidement convaincu par l’un de ses futurs associés, George Stephenson, que la locomotive qu’il a construite vaut dix chevaux et qu’il doit absolument adopter cette technologie. Ce que fait finalement Edward après qu’un ajout ait été fait au texte de loi évoqué plus haut pour autoriser la traction vapeur sur cette ligne.
Le 27 septembre 1825, la Stockton & Darlington railway company met sa ligne en service. Seul problème, Edward n'assiste pas à ce galop d’essai. Malheureux hasard des calendriers, l’un de ses fils est mort la nuit précédente et il ne peut donc pas être présent pour assister à la naissance de cet autre “enfant”. Cela ne porte toutefois pas préjudice au projet et George Stephenson conduit sa locomotive devant une large foule. Après le passage d’un cavalier brandissant un drapeau sur lequel est inscrit Periculum privatum utilitas publica, soit “Le risque privé est le bien public”, elle assiste à la traction de plusieurs wagons remplis de sacs de charbon et de farine à environ 24 kilomètres/heure. Mais surtout, un wagon appelé “The Experiment” transporte près de 450 personnes. Ce qui en fait, selon l’encyclopédie Britannica, la première ligne ferroviaire au monde à mélanger fret et transport de passagers grâce à une locomotive à vapeur.
Quatre ans après ce succès, en 1829, Edward se retire au profit de son second fils, Joseph, qui travaille déjà à ses côtés au sein de la Stockton & Darlington railway company. Aussi déterminé et ambitieux que son père, il continue à développer l’entreprise ferroviaire et le business familial, notamment les houillères. Ainsi, en 1830, il est le l’homme qui en possède le plus dans le Comté. Mais surtout, avec un groupe d’investisseurs quakers, un mouvement protestant prônant notamment le pacifisme, l’entraide et une vie austère, il achète un important terrain pour y bâtir un port d’exportation de charbon puis, plus tard, de fer et d’acier. Ce qui n’est, à l’époque, qu’une zone agricole peu exploitée se met alors à grossir. Elle devient progressivement la ville de Middlesbrough, aujourd’hui peuplée de plus de 140 000 habitants. Une seconde ligne de train est donc ouverte en 1830 pour relier cette ville au système mis en place par les Pease.
Joseph n’est pas seulement un grand industriel puisqu’il est élu au Parlement britannique en 1832. Il est le premier quaker à occuper une telle position, ce qui va créer quelques complications. Notamment lorsqu’il refuse de prêter serment et qu’il faut qu’une commission spéciale finisse par l’autoriser à contourner cette obligation en “affirmant” plutôt qu’en jurant. Plus anecdotique mais tout aussi surprenant pour les membres du Parlement de l’époque, il refuse de retirer son chapeau lorsqu’il siège. À l'instar de nombreux quakers américains ayant fait partie de l’Underground RailRoad, Joseph Pease s’engage contre l’esclavage, ainsi que pour le maintien de la paix et contre la cruauté envers les animaux. Il se retire de la politique en 1841 sans renoncer à ses engagements idéologiques ni au développement de ses activités pour autant. Il quitte finalement ce monde en 1872 après avoir, comme son père, participé à la mise en place de ce qui est considéré comme le premier chemin de fer à vapeur public. Un héritage industriel, social et humaniste qui ne doit jamais être oublié.