Notre série sur les grandes familles du rail européen et américain se penche sur ce que l’on pourrait appeler le clan Stephen. Pourquoi cette formule ? Parce que plutôt qu’une fratrie comme les Pereire ou une dynastie comme les Rothschild, les Vanderbilt et les Pease, il s’agit essentiellement d’un groupe de cousins ne portant pas tous les mêmes noms. Toutefois, c’est au plus emblématique d’entre eux, George Stephen, que nous allons particulièrement nous intéresser. Arrivé au Canada à 20 ans, cet immigré irlandais a été l’un des principaux artisans du rail de cette région du monde, avant de devenir le premier canadien à être anobli. Un personnage hors-norme donc.
Rien ne prédestinait George Stephen à devenir un pionnier des chemins de fer dans le Grand Nord américain. Et pour cause, il naît en 1829 dans les alentours de Dufftown, en Ecosse, d’un père charpentier et d’une mère fille d’agriculteur. Mais George a la rage de réussir, de gagner de l’argent et de s’élever. Il a le goût de l’effort, rien ne l'effraie. Très jeune, il fait déjà le coursier en traversant la campagne, pieds nus, si on en croit la légende. Comme beaucoup des héros de cette série, il ne s’attarde pas sur les bancs de l’école et commence à travailler dans le textile à 14 ans. Et ce bien que l’un de ses anciens professeurs le décrive comme ayant un don hors du commun pour les mathématiques.
En 1850, deux ans après son installation à Londres, George part pour Montréal à l’invitation de son cousin William Stephen. Celui-ci a besoin d’aide pour son business d’importation de produits depuis le Vieux continent. George se laisse tenter par l’aventure du Nouveau monde, de ses richesses et de ses immenses opportunités. Il file donc au Canada où sa sœur et son père se sont eux aussi installés quelques années plus tôt et commence à travailler avec son cousin jusqu’à la mort de celui-ci en 1862. Il reprend l’entreprise avec son frère puis la lui revend quelques années plus tard. Il faut dire que George a d’autres projets, autrement plus grands que le commerce familial.
Avec un autre de ses cousins qu’il n’a rencontré qu’en 1866, Donald Alexander Smith, il place ses billes un peu partout. Les deux hommes investissent intelligemment dans différents domaines - textile, usines d’outils métalliques, assurances, banque - et s’enrichissent très rapidement. Leur fortune et leur pouvoir deviennent tels que George devient président de la banque de Montréal en 1873. Malgré ces succès, George lorgne sur une autre industrie en pleine explosion : les chemins de fer. Il faut dire que son cousin Donald ne cesse de lui en vanter les mérites. Avec d’autres associés, ils commencent donc par acheter une ligne inachevée du St Paul and Pacific Railroad, dans l’Etat américain du Minnesota, pour la prolonger jusqu’à Winnipeg au Canada.
Le projet représente un énorme investissement qui se fait, notamment, grâce à un prêt à court terme de la banque de Montréal, que préside George. Dans les milieux financiers, il se murmure rapidement qu’il aurait joué de son influence pour obtenir des taux préférentiels. La presse s’empare de l’affaire et passe les entreprises des cousins au crible. Mais les patrons n’ont que faire de ceux qu’ils appellent les “scribouilleurs”, leur entreprise ferroviaire rapporte de l’argent avant même que la ligne ne soit raccordée au Canada.
Cette aventure persuade George et Donald de continuer dans le ferroviaire, ils se portent donc volontaire pour s’occuper de la construction d’un train transcontinental allant de l’est du Canada jusqu à l’extrême-ouest du pays, en Colombie Britannique : le Canadian Pacific Railway (CPR). Il s’agit d’une promesse du gouvernement de la jeune nation à ce territoire pour qu’il rejoigne la Confédération formée par les autres provinces. Le contrat est d’abord confié à un autre magnat des transports mais un scandale politico-économique fait voler l’attribution en éclat. Il est alors confié à un groupe d’intérêt dirigé par George et Donald.
Le chantier est absolument monstrueux mais les enjeux financiers sont immenses. Selon l’Encyclopédie canadienne, le Canadian Pacific Railway reçoit 25 millions de dollars en espèces, 25 millions d’acres, soit environ 10 millions d’hectares de terres situées le long du tracé de la voie ferrée, et l'équivalent de 37 millions de dollars relatifs aux coûts d’arpentage. A cela s'ajoute un monopole de 20 ans sur le transport vers le sud jusqu’aux États-Unis. Les difficultés de la construction de la ligne sont toutefois à la hauteur de ces importantes prestations, et même bien supérieures aux estimations initiales de George.
Comme lors de la construction du premier chemin de fer transcontinental des Etats-Unis, les équipes doivent déployer des trésors d'ingénierie pour traverser la roche, les tourbières, les montagnes et autres obstacles naturels. De plus, elles le font avec l’aide de milliers d’ouvriers chinois extrêmement mal payés, faute de main-d’œuvre locale. Enfin, elles sont confrontées aux populations autochtones malgré des accords entre celles-ci et le gouvernement canadien. Mais c’est une autre histoire que nous vous raconterons peut-être un jour.
En attendant, revenons à George. Si ce dernier est absent lorsque son cousin enfonce le dernier clou symbolique de la ligne en 1885, l’année suivante lui réserve une belle surprise. En effet, en 1886, alors le premier train de voyageurs quitte Montréal pour Port Moody, il est nommé baronnet, un titre se situant entre chevalier et baron, par la couronne d’Angleterre. Un honneur qui ne l’empêche de continuer à gérer ses affaires, d’étendre son empire ferroviaire et de développer l’activité le long de ses lignes. En 1891, son travail acharné lui vaut d’être élevé au titre de baron, ce qui lui permet de devenir George 1er Baron Mount Stephen. Il devient alors le premier Canadien à rejoindre la pairie du Royaume-Uni et siège régulièrement à la chambre des Lords sans participer aux débats ni aux travaux. Une distance qui est tout à l’honneur de cet homme qui, bien qu’il soit immensément riche et très proche de certains membres de la famille royale, n’a qu’un seul véritable plaisir : la pêche. On vous l’avait bien dit, c’était un personnage hors-norme.