Ce n’est pas un secret, les trains ne flottent pas. Ou si mal que rares sont ceux parmi nous qui troqueraient une barque contre un TGV s’ils devaient traverser une rivière, un fleuve ou un océan. Et on les comprend. Car si l’histoire nous a appris que les trains peuvent défier le Grand Nord, les plus hauts sommets du monde ou encore les déserts australiens, ils restent résolument terrestres. Au royaume de Thaïlande, il en existe pourtant un dont le nom laisse penser le contraire : le Rod Fai Loi Nam, qui pourrait se traduire par “train qui flotte sur l’eau”. Allez, on grimpe à bord, mais nul besoin de prendre votre masque et vos palmes. Il n’est pas nécessaire de mettre un pied dans l’eau pour lire cet article.
Ce voyage commence au petit matin à Hua Lamphong, la principale gare ferroviaire de Bangkok, la tentaculaire capitale du pays. Alors que le jour se lève à peine, Krung Thep Maha Nakhon — le nom thaïlandais de la ville — est déjà bien réveillée. Les rayons du soleil pénètrent par la grande verrière de la façade. Près de l’entrée, un groupe de policiers discute en surveillant du coin de l’œil que tout se passe bien. Autour de vous, des flots de passagers, locaux et touristes, se pressent en direction des nombreuses voies. Dans un coin, des moines en tenues safran attendent patiemment que ce soit l'heure de monter dans leur train. Le vôtre est déjà à quai, il part dans quelques minutes en direction du barrage Pa Sak Jolasid, dans la province de Lopburi, dans le centre de la Thaïlande.
Vous voilà donc partis pour un trajet d’environ six heures, rythmé par des arrêts dans les gares de Samsen, de Bang Sue, de Bang Khen, de Lak Si, de Don Mueang, de Rangsit, d’Ayutthaya, de Saraburi et de Kaeng Khoi Junction. Ainsi, si vous avez décidé de visiter les hallucinants vestiges d’Ayutthaya, ancienne capitale du royaume du Siam, vous pourrez utiliser cette ligne complètement hors norme. Le train en lui-même n’a rien de bien extraordinaire puisqu’il propose des billets en voitures non climatisées pour 330 bahts (environ 9 euros) et en voitures climatisées pour 560 baths (environ 15 euros). Le seul véritable luxe qu’il permet est la réservation d’un wagon privé pour les groupes qui le souhaitent. Ce qui rend ce train unique, c’est donc sa voie. Celle-ci est suffisamment surélevée pour être juste au-dessus du niveau de l’eau retenue par le barrage, qui est l’un des plus gros réservoirs du pays. Un aménagement qui donne aux passagers la sensation que le train dans lequel ils se trouvent roule littéralement sur l’eau, que ses tonnes de métal sont désormais suffisamment légères pour glisser sur l’onde comme une planche à voile.
Vous l’aurez peut-être compris, ce train qui ne circule que de novembre à fin janvier est avant-tout destiné aux touristes nationaux et internationaux. Ces derniers en raffolent d’ailleurs tellement que dès le début du mois de novembre 2022, tous les billets étaient réservés jusqu’à la fin de l’année, puis rapidement pour l’ensemble du mois de janvier. Au point qu’Ekkarat Sri-arayanphong, le directeur des relations publiques de la State Railway of Thailand (SRT), a déclaré à des médias locaux que cette ligne allait permettre de créer des emplois et renforcer l’économie locale en soutenant le tourisme post-pandémie.
Mais si le train flottant séduit autant les touristes, c’est parce qu’il a été profondément pensé pour eux. Plutôt que de se contenter de passer sur l’eau, il marque un arrêt spécial à proximité du barrage pour que les passagers puissent admirer le paysage époustouflant et faire un maximum de photos et de vidéos de cette expérience ferroviaire rarissime. Une option très en adéquation avec les habitudes de notre époque dont chacun pense bien ce qu’il veut. Mais, soyons honnêtes, il faut bien admettre qu’il est difficile de ne pas faire un petit cliché quand on prend le train flottant sur l’eau.
Après cet arrêt, le Rod Fai Loi Nam repart jusqu’à la gare de Khok Salung où il est possible de faire quelques petits achats durant une trentaine de minutes. Il retourne ensuite jusqu’au barrage où les passagers peuvent descendre pour se dégourdir les jambes, déjeuner et même faire une excursion jusqu’aux grands champs de tournesols voisins. Enfin, il reprend son chemin hors du commun vers Bangkok, ce qui permet aux passagers de profiter à nouveau des splendeurs absolues des paysages thaïlandais.
Au-delà de l’incroyable aventure visuelle et émotionnelle qu’offre ce train flottant, il nous rappelle quelque chose de capital. C’est que même si le ferroviaire est résolument une technologie terrestre, celle-ci n’a de limite que l’imagination des hommes et des femmes qui la font. Avec l’intelligence, la volonté et la créativité nécessaire, rien ne peut arrêter un chemin de fer. Et cette règle s’applique aussi bien au fait de traverser les montagnes qu’au fait de faire du train de nuit le moyen de transport le plus confortable et le plus durable du XXIe siècle.